En voyage de prospection, à la veille de la guerre de 1939,
pour des achats de laine brute, l’auteur du récit qui va suivre a réussi, après
maintes difficultés, à pénétrer au pays des Kurdes, contrée assez fermée,
encore mal soumise à la domination turque. Le voici arrivé dans la région du
lac de Van, explorant un village peuplé de bergers primitifs.
... On nous a aperçus. Le vieux Reïs (1) arrive à notre
rencontre. Un pur entre les purs ... Il se réveillerait sans anachronisme
au XVIIe siècle. Quel arsenal se case dans sa large ceinture
amarante ! De sa calotte s’échappe une blanche chevelure longue, et son
doux visage de patriarche sourit, tandis que ses yeux bleus rayonnent d’azur.
Nous échangeons à deux mètres, grâce à Setke, l’interprète, de rituelles
salutations, puis nos mains se serrent, et j’offre la cigarette d’usage.
À ma stupeur, le vieux refuse que je la lui allume :
va-t-il se la mettre à l’oreille, « en réserve », comme un vulgaire
garçon coiffeur ? Non : sa main droite la tourne et la retourne
amoureusement, et sa main gauche, qui a plongé dans la ceinture-tiroir, en
sort ... Une loupe. Une loupe du milieu du siècle dernier, cerclée
d’argent fiorituré, et dont la lentille a tant traîné dans des poches ou
ailleurs, s’est tant rayée qu’elle semble dépolie. Voilà de quoi notre Reïs
tire du feu, quand il y a du soleil. Cet instrument « ultra-moderne »
doit rehausser son prestige aux yeux des siens. Il ne sert évidemment que
l’été, quoiqu’il serait plus de circonstance l’hiver, mais n’est-ce pas déjà
bien beau de détenir, ne fût-ce que quelques mois, en son pouvoir les rayons
solaires ?
Voici la cigarette en ignition et collée aux vénérables
lèvres sous l’abondante moustache. Deux ou trois aspirations en coup de pompe
l’activent. Enchanté, notre hôte nous entraîne à l’ombre d’un noyer, moins
grand que ceux de la crique, beau quand même, et dépêche un gamin quérir des
abricots dans un verger.
La saveur de ces fruits pris à l’arbre en cette heure
bouillante se décuple. Le jus tiède embaume la langue et paraît plus sucré,
plus vivant. Tout en nous régalant, nous observons les scènes ménagères des
logis proches ; Setke obtient du Reïs qu’il nous présente aux familles.
Nous nous y rendons, escortés du porteur d’abricots.
Une affluence de fileuses est apparue sur les toitures
plates en terrasse. La curiosité de nous inspecter est pour beaucoup dans cette
soudaine extériorisation d’activité. Comme il n’existe pas d’escaliers, ces
femmes ont gagné leurs toits par l’arrière, du côté où les constructions s’adossent
à la montagne. On arrive là-haut de plain-pied aussi facilement qu’en bas on
entre par la porte. C’est en bas que nous sommes introduits. Nous devons nous
courber jusqu’à terre pour franchir derrière le Reïs les ouvertures
surbaissées.
Chaque logis comporte une unique pièce. L’obscurité
commence par aveugler, la fumée prend à la gorge et aux narines. Et puis, au
fur et à mesure que les yeux s’accoutument, que les détails sortent de l’ombre,
une indicible émotion nous envahit. Nous sommes, en effet, dans l’une des plus
anciennes cellules vitales et familiales du monde ... Rien n’y a changé
depuis un millénaire peut-être. La puissance de la coutume sacrée, de la
tradition de père en fils, se lit dans le regard résigné et doux de la vieille
femme qui vaque aux occupations du foyer.
De ce foyer provient quelque lumière, mais surtout de la
fumée. Il est creusé au centre de la pièce, et, pour que le tirage s’effectue,
un trou d’aération est foré de biais vers son fond. Par ailleurs, une cheminée
perce le toit juste à l’aplomb : je ne sais si elle évacue beaucoup des
gaz de combustion ; en tout cas, elle compose avec la porte le seul
système d’éclairage ... Il en tombe, au moment de notre visite, une
colonne de soleil presque verticale, qui ne dispense aucune clarté. Elle
éblouit lorsqu’on y fixe ses prunelles, et on n’y voit plus rien dès qu’on les
en a retirées ...
Nous allons de place en place avec une religieuse curiosité.
Dans cette maison, l’aïeule prépare un brouet de pois. Elle tire les graines de
hauts réservoirs de poterie, décorés de motifs patauds : des mains moulées
en surépaisseur. Une anfractuosité de la paroi contient deux couches d’enfant
en bois et paille : je pense à la crèche de Bethléem, elle devait être
aussi simple et touchante. Plus loin, les lits des parents, baquets grossiers.
Aux murs sont accotés des instruments, pas mieux mais aussi utilement forgés
qu’à l’âge du fer. Des liens confectionnés d’herbes sèches pendent à des clous.
Il y a un maigre vestiaire de lainages, où trois ou quatre couleurs survivent
dans la crasse. Le moindre contact noircit : la fumée imprègne tout.
Certes, cette existence se répète depuis plus de générations qu’elle ne se
poursuivra ... Le progrès, monstre vorace, est déjà là qui cogne aux
portes. Il n’a pas encore ici apporté les casquettes. Mais je le vois briller,
insultant, ostentateur, dans les dents d’or que découvre le sourire du vieux
Reïs ! Ce n’est pas là la marque d’un seigneur kurde : le bonhomme a
dû livrer sa mâchoire à quelque charlatan de Bitlis, à l’occasion d’un voyage
en char à la ville. Peut-être ne souffrait-il point, et fut-ce sa coquetterie,
adroitement stimulée, qui le détermina ? C’est dans la bouche qu’on est
allé lui mettre la saveur dudit progrès …
Ne dramatisons rien. Bien de la couleur reste sauve en ce
perchoir. Les femmes, abondamment juponnantes, aux corsages bouffants, nous
entourent de chatoyantes soieries. Elles s’apprivoisent très vite. Les plus
infimes détails du costume de ma compagne se gravent à tout jamais dans leur
mémoire. Un semblant de conversation générale s’établit. Nous parlons de
l’hiver, de la vie confinée dans les noirs réduits, chauffés par la provision
de bois sec et la tiédeur animale qui arrive des écuries contiguës. Cette
claustration dure sept à huit mois. Il n’y a qu’en cas de déplacements
indispensables que l’on sort les traîneaux.
Ils sont là, ces attelages des jours rudes, abandonnés au
soleil en attendant la neige. Il faut savoir leur usage pour le
comprendre : de prime abord, on dirait une pile de rondins à brûler montés
sur tirette ! À les examiner avec soin, on y reconnaît les pièces
essentielles, suffisamment assemblées et articulées, d’un bon véhicule
hivernal.
Étant sur le chapitre de la locomotion, le Reïs et les
jeunes veulent voir notre voiture. Ils nous y ramènent fort opportunément, car
l’heure a tourné. Faisant cercle, touchant d’un doigt méfiant qui un pneu, qui
un nickel, ils nous regardent nous réinstaller. Naturellement, notre chauffeur
y va de sa note musicale et l’admiration fige les visages …
Avant de nous laisser repartir, le vieillard nous prie
d’avancer de cent mètres pour nous montrer « quelque chose ». Je lui
avais parlé des malheurs de ces régions éprouvées, et, en tête lente, il
n’avait rien répondu sur le moment. « Voyez, dit-il à présent, ce grand
cimetière où ne reposent point les nôtres : ce sont des tombes de Russes,
après une grande bataille. »
Les stèles sont, en effet, gravées en russe. Elles marquent
les restes d’une des nombreuses incursions : sous le prétexte de protéger
les Arméniens, les soldats du tsar fondaient volontiers du Caucase sur Van. Il
en dort là quelques centaines.
Mais où sont donc les tombes des Arméniens qu’ils venaient
sauver, et qui eux aussi sont morts, pourtant ?
François BALSAN.
(1) Le chef du village.
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