C’est de l’automne 1947 et des forêts du Centre-Ouest qu’il
s’agit dans ce propos. Automne succédant à une implacable sécheresse estivale
et la prolongeant, contre toute attente, jusqu’aux chutes de neige de la fin de
novembre.
Automne gratifié cependant d’une abondance de fruits dans
nos vergers, mieux qu’en forêt, où manquaient une fois de plus les alises,
cette provende alléchante pour le gibier à plumes de nos bois : faisans,
perdrix rouges, grives et merles ; les alises que renards et petits fauves
ne dédaignent nullement.
Quant aux abreuvoirs naturels, à ces mares de bois qu’on nomme
« lacs », non sans quelque emphase, dans les Charentes et la Gâtine
des Deux-Sèvres, ils étaient au pire de l’assec : à peine si les plus
profonds conservaient une flaque d’eau boueuse, dernière ressource d’hôtes
sauvages altérés.
Que les passages d’automne aient causé chez les chasseurs en
forêt de graves mécomptes, il n’y a rien de surprenant. Les grives exigent, en
bonnes gourmandes, pour faire halte en nos taillis, les fruits sylvestres qui
prolongent pour elles un grappillage sur les vignobles riverains ;
« pas d’alises, pas de grives », pourrions-nous énoncer en pastichant
le mot du comte de Sabran : « Pas de cèpes, pas de bécasses. »
Axiome profondément juste, et nous l’avons constaté maintes fois en ce qui
concerne la dame au long bec. Cette année, les cèpes d’octobre ont à peine
esquissé une levée après deux ou trois jours de temps moins aride. Les bécasses
ne s’y sont pas trompées ; le sol forestier, dur comme du ciment, n’aurait
pas donné au bec souple de la brune voyageuse la moindre chance de vermillage.
Deux bécasses seulement, à ma connaissance du moins, ont été tuées sur les 400 hectares
de bois gâtinais parmi lesquels je frotte mes guêtres ; encore l’une de ces
migratrices fut-elle tirée dans une tenue d’ajoncs hors forêt. Et mon
répertoire couvre toute la période d’octobre à décembre exclus, donc le mois
réputé de la lune des bécasses, les quatre semaines qui suivent la Toussaint.
Faisons notre deuil, chasseurs poitevins, des bécasses de l’automne 1947.
La pénurie d’alises, de nèfles et de cormes allait de pair
avec l’absence de glandée. Ceci touchait au point sensible les pigeons
sauvages, les beaux ramiers parés de bleu cendré, les palombes selon la
terminologie de Gascogne, des Landes et des Pyrénées.
Non pas que ramiers de pays fissent défaut : des
couples assez nombreux avaient niché dans nos futaies, nos parcs, nos lisières
boisées : deux couvées successives pour la plupart, et ces familles, comme
à l’ordinaire, s’étaient soudées en septembre par bandes comptant jusqu’à
quinze ou vingt oiseaux. Puisque la forêt leur montrait table nue, sans glands
ni faînes, les roucouleurs avaient jeté leur dévolu sur les semailles faites
tant bien que mal, de la Saint-Michel au 20 octobre, grâce aux quelques
jours de légère pluie dont nous avons parlé à propos de la poussée des cèpes.
Semis de blé, d’avoine d’hiver, d’escourgeon, de seigle, venaient de lever. Ils
offraient aux ramiers des grains non recouverts par la herse et de naissantes
plantules qu’un coup de bec déracinerait.
Sentinelle vigilante, un guetteur emplumé, au manteau
bleuté, s’était perché, on dit ici « jouqué », sur la cime d’un chêne
têtard ou d’un gros châtaignier, tandis que ses compagnons s’abattaient sur la
glèbe et festoyaient. Puis c’était le retour aux futaies, aux rideaux d’arbres
des bois voisins. Nos nemrods en ont profité, à la satisfaction des
cultivateurs, qui n’admettent pas, et avec raison, les larcins de la tribu des
palombes. Cependant qu’en altitude les vols de ramiers piquant vers les régions
chaudes se pressaient sans donner à notre zone la plus fugitive escale.
À ces passages et aux mécomptes qu’ils entraînaient, je dois
ajouter, en contrepartie, une migration plutôt rare en Poitou, et copieuse
celle-là, du 20 septembre au 10 octobre : celle des geais.
Traditionnelle dans nos régions d’Est, notamment en
Franche-Comté, la venue automnale des « jacquots » n’est ni abondante
ni régulière dans l’Ouest. Il n’était nullement question de maintenir sur place
cette phalange empennée, puisque le gland faisait défaut. Mais, dans la matinée
du 21 septembre, des vols ininterrompus de geais, par files de huit à dix
oiseaux, ont franchi le dôme de nos bois en direction du Sud-Ouest.
Le temps était lourd et couvert, après l’interminable
sécheresse ; le vent du sud, assez fort. Balourds, inélégants dans leurs
évolutions, silencieux ou presque, contrairement à l’habitude invétérée des
jacasseurs, les geais passaient, se posant rarement.
Un certain nombre payèrent de leur défroque cette promenade
aérienne, sous le plomb de tireurs moins avares de cartouches que la plupart
des porteurs de carnier en ce temps de rares munitions.
J’avais la chance de posséder, tout contre mon logis, un
bouquet de chênes munis de glands. Ce régal, vite repéré, m’a valu plusieurs
geais qui, je l’avoue, une fois en salmis, la tête grotesque dûment supprimée,
nous ont donné des plats acceptables.
C’est sur cette maigre consolation que je mets le point
final à mes remarques relatives aux passages d’automne de 1947 dans nos bois
peu favorisés.
Pierre SALVAT.
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