Trois jeunes scandinaves ont décidé d’effectuer un raid
hivernal de 300 kilomètres en suivant les crêtes de la Laponie du Nord,
véritable désert de neige, où l’igloo doit remplacer la tente. Les voici sur la
piste, à skis, remorquant le traîneau individuel — le « pulk »
— qui contient vivres et bagages ; dans l’immensité glacée, livrés à
leurs seules ressources, il faut un caractère à toute épreuve pour faire face
aux difficultés. Mais suivons plutôt le narrateur.
Nous prîmes la première montée en une seule traite. Mais
bientôt les côtes devinrent de plus en plus dures et de plus en plus longues,
exigeant une technique spéciale. De temps en temps, il nous fallait louvoyer et
nous cramponner le long de moraines abruptes, mais parfois on dégringolait à
reculons dans une ravine de neige profonde, et le pulk venait doucement nous
frapper au derrière comme une vache.
Ces pulks étaient une source constante de surprises et de
désespoir.
Parfois il semblait que le pulk était attaché à une souche
au bas de la côte. Il devenait impossible de le bouger, puis il cédait et se
laissait tirer comme un élastique, et, quand on était presque en haut, il
repartait brusquement en arrière, entraînant l’homme et les skis cul par-dessus
tête, pêle-mêle avec le pulk dans l’abîme. On n’avait plus qu’à recommencer,
grinçant des dents et suant, le même travail harassant : haler l’élastique
jusqu’à son point de rupture et tâcher de passer la crête.
J’en vins rapidement à reconnaître que des peaux de phoque
sous les skis ne seraient pas à mépriser.
— Tiens, tiens ! fit Thorkel.
Mais il ne chercha pas à triompher, il alla simplement
fouiller dans son sac à dos, d’où il tira une bande roulée :
— Tiens, dit-il, je n’en ai qu’une en réserve, mais
c’est mieux que rien. Essaye de la mettre sous un de tes skis.
Je fis comme il disait. La bande de peau était prête à être
collée depuis la pointe du ski jusqu’aux trois quarts de sa longueur. Le poil
devait être tourné en arrière, ce qui devait empêcher le ski de glisser à
reculons, tandis qu’il glissait parfaitement en avant.
Cela aidait considérablement.
J’étais à présent en état de me mesurer avec l’élastique et
de l’amener au delà du point de rupture. Mais, chaque fois que je réussissais,
j’étais projeté en avant au delà de la crête et, souvent, moi d’un côté et le
pulk de l’autre.
Cependant, il y avait aussi de longues distances où l’on
avançait d’un effort mesuré et raisonnable. Quand la pente montait
régulièrement à 25 ou 30°, la sueur perlait de tous les pores, et nos muscles
se nouaient comme des cordages emmêlés. Le monde semblait alors enveloppé d’un
brouillard rouge.
Et c’est ainsi que les heures passaient dans l’effort
et nous montions toujours. Les bouleaux devenaient plus petits et plus
rabougris. Bientôt, ils se dispersèrent comme des buissons, humblement inclinés
devant la sauvage nature. Le saule polaire commençait à montrer ses rudes brins
enchevêtrés. Il rampait là où le sol offrait un peu d’humus à ses racines et se
cramponnait à la vie avec une ténacité impressionnante. La neige devenait de
plus en plus ferme et portait mieux. Le paysage changea bientôt de caractère.
Il apparut comme un imposant paysage polaire, avec des étendues de roches nues
et des sommets se succédant à perte de vue. Une majestueuse solitude,
saisissante de grandeur et de puissance. Un ensemble sauvage de formes et de
couleurs qui vous coupait la respiration. Elle s’étendait devant nous, intacte,
reposante, rassurante, et nous inspirant une sorte de respect religieux et
solennel. Je rendais grâce à la destinée qui me permettait une fois de plus de
goûter ce bonheur infini : me trouver face à face avec un des aspects les
plus primitifs du globe, non encore souillé par les misérables contingences de
la vie. Le Nordland dans toute sa puissante et incommensurable sauvagerie.
Là, sur ces hauteurs, l’idée que je me faisais de la Laponie
se trouvait entièrement transformée. La méfiance et la mauvaise volonté
inconscientes que j’avais éprouvées firent place à la merveilleuse sensation de
me trouver en face de quelque chose qui m’avait longtemps manqué et qui enfin
venait à moi. Je reconnaissais dans sa débordante splendeur, blanche et
féerique, cette chère vieille terre éternellement jeune et séduisante du Nordland.
Les amours encore vivantes de ma jeunesse.
Des sentiments exquis bouillonnaient en moi comme un ouragan
et je me sentis comme si je revenais chez moi après un long séjour dans le vide
et le noir. Chaque rocher me souriait en me disait :
— Où es-tu resté si longtemps ?
Et parce que je comprenais leur langage et que je
reconnaissais leurs visages, tels qu’ils étaient là devant moi, ils ne me
posaient plus de questions et m’acceptaient comme si je faisais partie du tout.
Et, de mon côté, j’entrais, confiant et joyeux, dans ce pays nouveau qui devait
être le mien pendant tout le voyage à travers la Laponie.
Il n’était plus question de fatigue ou d’ennuis avec les
pulks. Nous avancions à travers la grande solitude comme dans un pays de rêves
où tout est précieux et concentré, où les moindres détails se fondent en un
tout dans une irréalité kaléidoscopique, une instabilité fugitive, qui
rendaient les notions de temps et d’espace imprécises, perdues au fond de
l’inconscient, indécises et lointaines. Nous n’étions plus que des particules
noyées dans ce tout. Conscients de cet état de choses, nous nous mouvions sur
la surface unie du Petsjaure pour remplir la fonction que nous imposait la
nature : être des molécules en mouvement au milieu d’un paysage figé dans
son insondable éternité et son immuable silence.
Et les heures passaient ainsi fondues les unes dans les
autres.
Parfois nous faisions halte, mais nous restions silencieux
et notre regard était lointain. Jan ne sifflait plus. Les nuages se
rassemblaient au-dessus de nos têtes en brouillard de neige étincelant où les
sommets se profilaient comme de sinistres géants.
C’était un monde étrange, imprécis, émouvant. Devant nous
s’étendait l’immensité blanche dans laquelle nous devions progresser comme si
nous étions seuls au monde. Nous marchions isolés dans nos rêves, indépendants
les uns des autres et cependant suivant nos traces instinctivement,
inéluctablement, de Petsjaure, par une pente couverte de buissons, jusqu’à un
petit lac appelé Rissajaure. Quand nous fûmes là, la marche de la journée était
terminée. L’instant était venu de construire notre maison pour la nuit. Avec
une décision solennelle, Thorkel planta ses skis dans la neige et déclara que
c’était la place propice à la construction de notre premier igloo.
Elmar DRASTRUP.
Traduit du danois par J. et G. Gérard Arlberg.
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