« Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la
France », phrase célèbre qui est restée à l’actif de Sully. « Si tu
veux du blé, fais des prés », enseignait au XIXe siècle,
le Poitevin Jacques Bujault. Pourtant, il y a quelques semaines, le ministre de
l’Agriculture du moment menaçait de peines sévères les agriculteurs ne
présentant pas une surface ensemencée en blé égale à celle qu’ils cultivaient
avant guerre, et l’amende tombera, d’après le même texte, sur ceux dont la
surface consacrée aux prairies naturelles se sera accrue d’une manière
exagérée. Vérité d’hier, erreur d’aujourd’hui, pourrait-on croire, si l’on s’en
tenait à l’observation superficielle.
Une vérité demeure : la prairie fournit du fourrage, le
bétail laisse du fumier comme résidu, le fumier, appliqué aux terres
labourables, les améliore à tous égards, et le blé en bénéficie. En poussant
très loin ce raisonnement, il suffirait de réduire l’étendue consacrée au blé,
et les rendements par hectare augmenteraient sensiblement pour peu que
l’équilibre des éléments apportés par le fumier soit sagement réalisé grâce à
un emploi judicieux des engrais complémentaires. Au passage, notons que la
progression par hectare ne correspond pas nécessairement tout de suite au
maintien, puis à l’augmentation du produit total en blé.
C’est justement ce qui s’est passé en France depuis quelques
années. Pour des raisons variées qui ont déjà été mentionnées ici, l’étendue
consacrée au blé a considérablement baissé, la compensation se faisant par des
cultures diverses et non seulement par la prairie ; et, les circonstances
dues à la guerre aidant, le travail du sol étant parfois incomplet, les engrais
ayant été considérablement diminués, le fumier lui-même ayant moins de valeur
fertilisante par suite de l’appauvrissement des fourrages distribués aux
animaux, le rendement par hectare, au lieu d’augmenter, a été plus
faible ; enfin, insistons aussi sur la répercussion des circonstances
météorologiques défavorables.
On comprend ainsi l’effort de réaction qu’a tenté le
ministère de l’Agriculture pour essayer de rétablir la situation ; on ne
peut admettre indéfiniment que la France ne produise pas tout le blé dont elle
a besoin, et il faut payer aujourd’hui les fautes accumulées en matière de
prix.
On ne doit pas oublier, sur un plan très général, que si,
pendant six ans, notre pays n’avait pas été dans la détresse, il aurait été
normal d’envisager cette diminution lente des étendues consacrées au blé, car,
parallèlement, des progrès importants avaient été accomplis pour le relèvement
du rendement par hectare. Dans l’histoire agricole de la France, on n’a jamais
enregistré un progrès aussi sensible que dans la période qui s’est écoulée de
1920 à 1939. Il semble que, dans ce résultat, il faille attribuer le mérite pour
la plus large part à l’emploi de variétés améliorées se propageant avec une
rapidité évidente, la propagande étant faite surtout par les cultivateurs
eux-mêmes, enseignement des yeux, enseignement de la recette connue. Une autre
part revient à l’élimination des terres de moins bonne qualité, transformées
justement en prairies ou plus souvent délaissées par l’herbe. Dans ces
conditions, on envisageait le maintien de notre production totale en blé, son
augmentation même, posant d’autres problèmes dits de surproduction. Les
productions fourragères augmentant, les produits animaux suivaient et, là
encore, la France réalisait une vocation naturelle, exportation possible des
produits du bétail.
Tout a été bouleversé, et il faut repartir de bas, de très
bas, en vérité. Cette régression que commande notre pauvreté doit faire l’objet
de réflexions approfondies et non pas apparaître comme le résultat, j’allais
dire le fruit d’une sorte d’improvisation qui a surpris et laissé perplexes les
hommes de bonne volonté que sont les cultivateurs pris dans leur ensemble.
On a donc défriché des prairies, ou l’on va en défricher,
mais on ne s’improvise pas défricheur de prairie, on ne sème pas impunément du
blé sur un labour de gazons — terre creuse, mauvais état chimique, mauvais
état physique, — sans le complément d’engrais phosphatés et potassiques
rigoureusement indispensables, afin d’essayer d’obtenir cet équilibre auquel il
faut se cramponner si l’on veut travailler rationnellement. Ainsi ne
faudrait-il pas être étonné si les uns hésitent, préférant l’amende au
désordre ; si d’autres n’obtiennent pas ce que le pays leur demande.
Il reste à examiner ce que deviendront ces terres revenues à
la culture arable. On peut se poser une question qui n’est pas nouvelle et
qu’illustrent de nombreux exemples. Le chimiste agronome Joulie nous a laissé
l’étude la plus remarquable que l’on ait écrite en France sur l’évolution des
prairies naturelles ; l’auteur nous montra, il y a plus d’un demi-siècle,
que la prairie constitue un accumulateur de fertilité remarquable, et il
concluait volontiers, partant, peut-être trop vite, de l’étude de vieilles
prairies, qu’il était intéressant de mobiliser ces réserves et de passer à la
culture arable au bout d’un certain temps. Conclusion exagérée en matière de
vieilles prairies, car il ne viendrait à l’esprit d’aucun agriculteur
connaissant son métier de labourer les prairies du pays d’Auge, du Bessin ou du
Charolais ; d’ailleurs, avec quoi et comment le feraient-ils ?
Cependant, transposée raisonnablement, l’idée de Joulie se
retrouve dans l’introduction de la prairie temporaire au cœur des terres
labourables ; c’est alors un autre problème, une belle réalisation de
l’équilibre entre le blé et la prairie. Ce sujet mérite d’être repris.
L. BRÉTIGNIÈRE,
Ingénieur agricole.
|