En période d’instabilité financière et de dépréciation
monétaire continue, le porteur de valeurs mobilières doit accorder une très
grande attention à la permanence du capital fixe des entreprises dont il
possède les titres. Et cela même si les résultats comptables annuels semblent
satisfaisants. Car rien n’est plus dangereux qu’une hausse permanente des prix
par les résultats erronés qu’elle fait apparaître en comptabilité.
L’on additionne ou l’on soustrait des francs de 1948 avec
d’autres d’avant guerre sans se soucier de savoir s’ils sont de même nature et
si la mesure monétaire qu’ils représentent n’a pas varié. Cette manière de
faire, qui est d’ailleurs la seule légale, n’a peut-être pas des effets
vraiment catastrophiques d’une année sur l’autre. Mais il n’en est pas de même
lorsqu’il s’agit de calculs sur une longue période. Le franc a actuellement,
pour les marchandises non spéculatives, une puissance d’achat du dixième
environ de celle d’avant guerre. L’entreprise ou le particulier, industriel ou
commerçant, qui se borneraient à appliquer les règles traditionnelles en
matière de comptabilité et à prévoir les amortissements des immobilisations en
se basant sur le prix de revient d’avant ou d’après guerre, risqueraient fort
de se trouver dépourvus, le moment venu.
Le commerçant a été assez vite alerté de cette réalité que
constitue le prix de remplacement. Il s’est rapidement rendu compte que telles
ventes, soi-disant bénéficiaires, ne l’étaient en réalité que si le
remplacement de la marchandise au prix de revient ancien était assuré.
Autrement, il n’y avait aucun bénéfice, et même perte de substance, par le jeu
combiné des impôts et des frais généraux.
Par contre, beaucoup d’industriels — et plus encore
d’artisans — ne se sont pas encore pénétrés de cette vérité. Comme leur
capital fixe est surtout composé de machines et d’installations, dont
l’amortissement roule sur de nombreuses années, la pression des faits a été
moins rapide et moins brutale. Et pendant trop longtemps, et encore même aujourd’hui
tant que le remplacement du matériel ne les place pas devant la réalité,
ont-ils pris la paresseuse habitude de considérer comme bénéfice net ce qui
n’était qu’un amortissement non couvert.
Dans les grandes et moyennes affaires, celles dont les
titres sont cotés en Bourse et figurent dans les portefeuilles de l’épargne,
l’on eut une vue plus saine des choses. Mais sans pouvoir malheureusement
prendre les précautions en rapport, et cela pour des raisons fiscales. Car,
pour le fisc, qui ne peut que se référer aux lois, même si elles sont purement
démagogiques, un franc c’est toujours un franc, qu’il soit de 1947 ou de 1938,
ou même d’avant 1914. Et la différence qui ressort entre le prix de revient et
le prix de cession constitue un bénéfice, et un bénéfice imposable. Que le prix
de revient comptabilisé soit libellé en francs ayant alors une puissance
d’achat quatre ou cinq fois supérieure à celle actuelle, ou que le prix de
vente soit inférieur au prix de remplacement, tout cela est sans importance
pour la fiscalité, mais non pour le contribuable, qui, par ce détour, se trouve
frappé d’un impôt supplémentaire sur le capital, et d’autant plus lourd que la
dépréciation monétaire est plus forte. Et, comme sans doute ce n’était pas
suffisant, l’on parle d’un nouveau projet du ministère des Finances, par
lequel, sous le fallacieux prétexte de simplification, les bénéfices
commerciaux ne seraient plus frappés en tant que revenus lors de la mise à
disposition des ayants droit, mais lors de leur formation, qu’ils soient ou non
gardés en réserve pour les mauvais jours ou employés ultérieurement à réparer
les usures du capital et les brèches dans l’actif de l’entreprise ; ce
qui, en aucun cas, ne constituerait un revenu pour l’actionnaire. Mais la pente
de la fiscalité démagogique est fatale : impôt progressif, stérilisation des
revenus capitalistes, impôts sur le capital et maintenant impôt sur la
formation et l’entretien du capital, tout s’enchaîne.
De tout cela, le porteur de valeurs mobilières doit
soigneusement tenir compte et ne pas considérer tout titre industriel comme
placement refuge, même si la qualité d’avant guerre était hors classe. La
question des immobilisations et de leur renouvellement se pose dès maintenant
et se posera de plus en plus. Dans les circonstances actuelles, toute
possession de valeur industrielle, et souvent même commerciale, implique une
participation ultérieure à une ou plusieurs augmentations de capital
indispensables. Et non dans le but d’élargir le champ d’action de la société,
donc d’espérer une augmentation des dividendes, mais simplement dans le but de
tenir, de continuer à tourner. Depuis dix ans, sans même tenir compte des
conséquences directes de la guerre, la presque totalité des entreprises
françaises ont vécu au détriment de leur substance. Aujourd’hui il faut la
recréer ou disparaître. À quel prix ? Pour fixer les idées, des données
récentes de l’industrie pétrolifère aux États-Unis indiquaient comme coût
actuel de construction et d’aménagement d’une raffinerie un total de deux fois
et demie à trois fois plus élevé qu’avant guerre. Et cela en une monnaie
n’ayant perdu même pas la moitié de son pouvoir d’achat général et dans un pays
où les ressources naturelles de tous ordres abondent. C’est dire si les
conditions matérielles de notre relèvement industriel seront dures et si les
appels aux actionnaires ne sont pas prêts d’être terminés. Le fameux plan
Monnet est sans doute utopique quant à nos possibilités nationales de
financement. Mais il l’est certainement, et bien davantage, par minorisation en
ce qui concerne les sommes nécessaires à son achèvement.
Marcel LAMBERT.
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