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Le renard croisé

Il y avait dans les Alpes, jusqu’à une époque récente, diverses sortes de renards : d’abord, le renard rouge de pays, connu dans toute la France ; puis le renard « charbonnier », bien connu également. Enfin j’avais vu, tué à Magland, en Haute-Savoie, un exemplaire assez curieux d’un renard paraît-il très rare, que les chasseurs locaux avaient baptisé renard « pèlerin ».

C’était une bête d’assez forte taille, haute sur pattes, d’un pelage blanc sale tirant sur le brun clair. Sa queue, comme celle des chats sauvages, présentait des anneaux alternés clairs et sombres, deux bandes beiges entre trois bandes noires. Je n’ai jamais su d’où venait cette bête, probablement un hybride issu de nombreux croisements.

Mais, quelques années plus tard, un éleveur parisien entreprit de profiter du dur climat et des neiges abondantes de l’hiver pour installer un élevage de renards argentés.

C’est toujours œuvre assez risquée que de transposer de l’état sauvage à la captivité des animaux vivant libres dans la nature. Dans nos climats, le zèbre se couvre d’un pelage inconnu en Afrique, et il n’y a pas grand’chose de commun entre les rudes soies du sanglier et le poil délicat du petit cochon rose porte-bonheur. L’élevage des animaux à fourrure, en Amérique, a donné lieu à de nombreux mécomptes. En cage, avec la sécurité et la paresse qu’engendrent les repas réguliers, les renards, notamment, se couvrent d’une véritable fourrure laineuse et ont besoin d’être peignés comme des fox-terriers de concours.

Les éleveurs canadiens ont tourné la difficulté d’une façon qui, malheureusement, n’est pas à la portée de leurs collègues européens. Le long des côtes de la Colombie britannique, au nord de Vancouver, sur le Pacifique, on rencontre des îles en énormes quantités, séparées de la terre ferme par des bras de mer trop larges pour qu’aucun animal les puisse franchir à la nage. Parmi ces îles, on fait choix de terres inhabitées, de grandeur moyenne, ne dépassant pas une trentaine de kilomètres dans leurs plus grandes dimensions, pour que la surveillance en soit possible. Pendant quelques années, ces îles sont « stockées » — c’est le terme local — de lapins qui viennent renforcer la population déjà existante, sans préjudice des tétras et des oiseaux d’eau, puis on y lâche les renards, en prenant soin de ne point exagérer leur nombre. Cernés par la mer, ils n’en sont pas moins à l’état de nature, avec toutes les exigences et les duretés de la vie sauvage.

Leur fourrure, perpétuellement cardée par le passage dans les buissons et les ronciers, garde cet aspect dur et lisse qui fait tout le prix de la véritable sauvagine. D’autre part, obligés pour vivre de parcourir d’immenses étendues, les renards argentés ne subissent point les maladies et les épidémies qui déciment leurs congénères de même origine, voire des mêmes portées, confinés dans l’espace restreint d’un enclos, et qui ne connaissent pas la fatigue des courses sans fin, par les nuits de gel et de lune claire, à la poursuite d’une proie toujours fuyante.

Cela, notre éleveur l’ignorait. Sans doute aussi n’avait-il point connaissance des merveilleuses capacités de fouisseurs de tous les renards, car ses cages modèles, parfaites pour parquer de la volaille, ne comportaient que des grillages métalliques s’arrêtant au sol. Au bout d’une semaine, sur les cinquante magnifiques reproducteurs mis en cage, il n’en restait plus que deux ou trois. Par contre, le sol était défoncé de terriers plongeant sous les grilles pour ressortir en pleins champs. Quant aux fugitifs, ils avaient au grand galop gagné la forêt.

Au cours des premières années, ils connurent, bien des malheurs. Plusieurs furent tués au fusil, en rôdant autour des poulaillers, d’autres furent pris au piège l’hiver, tout comme de vulgaires « rouges » sans grande valeur. Mais un jour vint où les piégeurs s’aperçurent d’un changement dans la fourrure de leur « clientèle » ordinaire et se demandèrent sérieusement s’il était plus profitable d’exterminer les derniers reproducteurs exotiques ou de laisser se constituer une race à part à de nombreux exemplaires.

Ce fut la prudence qui l’emporta. Bien que je ne tire jamais de renards en automne, sachant bien que plusieurs de mes amis les piègent pour leur fourrure au moment des grands froids, je fus cette année-là assailli de recommandations : « Au moins, ne tirez pas de renard ! » Je n’en avais nulle envie. À quelques jours de là, j’étais assis au milieu des bois au bord d’un petit étang minuscule, sur un gros rocher. Ce rocher, indiscutablement, recouvrait un grand trou sur la berge, et, dans ce trou, il y avait des truites d’assez belle taille. À travers l’eau claire, je leur présentais successivement, au débouché du trou, de frétillants vers rouges, des sauterelles, des grillons, le tout avec un insuccès parfait. Pour mieux me pencher au bord du rocher, sans risquer une pleine eau glaciale, je m’étais allongé tout de mon long et je regardais mon fil plongeant dans l’eau, avec, dans le voisinage de l’hameçon, le bout du nez et l’œil d’une truite, noire comme la mousse qui la cachait. Tout à coup, j’eus cette impression, bien connue de tous ceux qui circulent dans les solitudes, d’être observé par un être vivant. Sans bouger la tête, je levai lentement les yeux : sur l’autre rive de l’étang, à six mètres à peine en face de moi, deux renards m’observaient tranquillement.

Le plus gros, qui était une femelle, était un renard argenté impossible à confondre avec n’importe quel autre, un pur, échappé de l’élevage d’origine. Derrière lui, un grand renardeau de l’année, que je pris presque au début pour un blaireau, tant son poil gris roux était moucheté de blanc. Ils étaient arrivés sans bruit, et pourtant, pour venir jusque sur les cailloux du bord, ils avaient été obligés de percer un fourré épais, où je savais par expérience qu’on ne pouvait avancer qu’à grands froissements de branches et de feuilles. Combien de fois avais-je essayé de m’y faufiler, sans autre résultat que d’assister, à travers l’eau claire, au coup de queue et au départ instantané des truites ! Mais mes renards étaient là, pas effrayés du tout, à me regarder.

Rien n’est plus facile que de s’abstenir d’effrayer les bêtes sauvages ; il suffit de ne pas bouger, et surtout d’éviter comme la peste de les regarder dans les yeux. Je fixais les pieds de derrière ou la queue du gros renard, pour m’assurer qu’il était toujours là, ce qui lui permettait de me regarder sans la moindre crainte. Mais je savais fort bien que, si nos regards s’étaient croisés, il serait parti à fond de train, à grands sauts éperdus, comme s’il avait soudain vu le diable.

L’idée me vint d’atteindre, tout doucement, derrière moi, ma 22 long rifle. La veille, pendant que je guettais les truites, trois gelinottes étaient venues se poser sur un sapin d’en face, sifflant leur rappel, et montant et descendant le long des troncs comme des écureuils. Naturellement, je n’avais pas d’armes ; aujourd’hui que j’en avais une, les oiseaux ne venaient pas. En tirant le gros renard à la tête ... Mais je me souvins à temps de mes amis les piégeurs. Pour une peau dont le poil ne tiendrait même pas, j’allais les priver de toute la descendance croisée et recroisée de cette bête magnifique. Les renards ne bougeaient toujours pas. Enfin, imperceptiblement, le plus gros partit en arrière, à reculons, sans cesser de me guetter. Comme il touchait le fourré, le petit, moins subtil, le rejoignit d’un seul bond, et tout disparut. Avais-je rêvé !

Toute cette saison, les renards hantèrent le petit étang. Les nids de guêpes grattés sous les racines des sapins attestaient leur présence. J’en revis un fort occupé, fouissant des deux pattes de devant au milieu d’un nuage bourdonnant. Parfois, lorsqu’il était trop piqué, il faisait un bond en arrière, frottait son museau deux on trois fois sur le sol pour écraser les guêpes, et se précipitait à nouveau le nez dans le trou. J’aime bien le miel, mais à ce prix ! ... L’année suivante, ils étaient toujours là, la mère de pure race et ses produits multicolores allant du roux à peine moucheté de blanc jusqu’au gris à longs poils de neige, infiniment plus rare. Cet hiver-là, un de mes compagnons de chasse en abattit une quinzaine à l’affût, chasse d’enragé par les nuits de lune froide où l’on se gèle, immobile par plus de vingt degrés de froid. Le plus beau fut pour moi, et je riais sous cape lorsque je l’apportai au fourreur parisien qui devait le monter pour ma femme. Il en fut positivement ahuri.

— Qu’est-ce que c’est que cette bête-là ?
— Un renard, parbleu !
— Je le vois bien ... Mais d’où sort-il, celui-là ?
— Ah ! voilà ...
— Je n’en sais rien, mais, s’il est une chose dont je suis bien sûr, c’est qu’il n’a pas été tué en France.

Pourquoi le contrarier ? Au fait, jusqu’en 1861, notre Savoie était bien royaume de Sardaigne, Piémont, Sicile et Jérusalem. Et depuis, il y a eu bien d’autres changements, sur la carte d’Europe !

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°619 Avril 1948 Page 52