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Une battue aux sangliers

Pour être lieutenant de louveterie il faut avoir une grande passion de la chasse, car celui qui occupe cette fonction est bien certain de n’en retirer non seulement aucun bénéfice, mais au contraire d’en être de ses deniers, de sa peine et de son travail.

Outre l’organisation des chasses elles-mêmes, il y a la partie administrative qui prend du temps et les démarches auprès des maires de communes où se déroulent les battues.

Afin d’exercer son activité avec aisance, un lieutenant de louveterie doit savoir s’attirer l’estime et la confiance des chasseurs de son rayon. C’est par eux qu’il obtient les renseignements sur le cantonnement des animaux. Il doit conserver aussi une autorité suffisante pour que sa charge soit respectée et ses directives obéies.

Actuellement, on ne chasse plus le loup, car il n’y a plus de loups. Les sangliers sont, parmi les animaux nuisibles, les seuls qui, dans nos régions, fassent l’objet de battues sous l’égide de l’administration.

La plupart des chasseurs qui participent aux battues sont des hommes pleins de foi et de bonne volonté ; mais il s’en glisse souvent parmi eux quelques-uns de moins ardents qui, à leur poste solitaire, résistent mal à l’ennui et aux intempéries. Aussi sont-ils souvent la cause d’échecs. Car si un trou se produit dans la ligne des tireurs par lequel fuira la bête poursuivie et la meute, la chasse est manquée et le lieutenant de louveterie aura de surcroît l’ennui de ne pouvoir rallier ses chiens avant la nuit. Il ne les récupérera souvent que dans la semaine, alors qu’ils se seront réfugiés dans quelque mas où un propriétaire complaisant les aura hébergés. Bien heureux encore si le meilleur d’entre eux ne s’est pas fait éventrer !

Car la constitution d’une meute et son entretien ne sont pas choses aisées ni gratuites. La chasse aux sangliers consomme beaucoup de chiens et rares sont ceux qui blanchissent sous le harnois. Outre les dangers des coups de boutoir pour les chiens ardents, il y a la fatigue des chasses très dures, les nuits passées dans le bois avec les muscles surmenés. Dans notre pays, le relief du paysage permet rarement d’arrêter une chasse qui se forlonge, surtout quand des combes profondes éteignent les abois.

Mais la passion de la chasse satisfaite paye de tous ces ennuis. Un légitime sourire éclaire le visage du lieutenant de louveterie qui vient de réussir un beau tableau.

Pour ce dimanche de février 194., tout était prêt. Nous savions que nous chasserions à Euzet, dans une des parties les meilleures des grands bois que domine la masse tutélaire du mont Bouquet. Les piqueurs allaient fouler les enceintes du Planas de Dèves, de la Matte de Fare, puis, au-dessous de l’arête rocheuse coupée de quelques « afraous » (brèches), le Serre des Avaous (la colline des chênes-kermès) et la Vallongue. Les chiens étaient dispos, n’ayant pas chassé de huit jours. Le jour se levait à peine que, sur la place du village, autour des lieutenants de louveterie S ... et A ..., se groupaient les tireurs. Les meilleurs chasseurs du pays avaient reconnu plusieurs animaux et, sur la foi de leurs renseignements, un conseil de guerre dressait aussitôt les plans de l’attaque. Bertrand, le bon piqueur, suivi de deux aides bénévoles pour conduire ses chiens, des griffons très requérants, allait billebauder dans les bois de chênes verts qui vont du village au banc de rochers.

Les tireurs, une trentaine environ, partaient aussitôt pour occuper les refuites. La mise en place aux postes devrait bien se faire en silence. Mais allez donc couper la langue à des hommes si heureux d’être à la chasse et d’avoir devant eux une journée entière exempte de soucis et pleine de promesses cynégétiques.

Le temps était vif et froid. Le vent, sans être violent, soufflait assez pour gêner. Je me trouvais posté à Dèves, à la fin du banc de rochers. À ce poste, il n’y a pas de brèche ; les rochers s’abaissent et peuvent aisément être franchis.

Le bois, en pente raide, descend vers le fond du vallon où je voyais s’échelonner la deuxième ligne de tireurs.

J’étais glacé. Placé du côté du vent et, au nord, je ne jouissais d’aucun abri. Le vent me frappait directement dans les oreilles et je n’entendais que son bruit et celui des touffes qu’il agitait. Les chiens chassant à bon vent, je ne pouvais entendre leurs voix. Sur mon roc étroit, je me mis à faire quelques mouvements des bras et des jambes pour ne pas m’engourdir. Soudain un bruit furtif attira mon attention et je vis, à une vingtaine de mètres, un sanglier franchissant comme une boule le banc de roches. Je bondis sur mon fusil. Entre deux touffes je plaçai ma balle, mais il n’accusa pas le coup. Au jugé, dans les buis, je tirai mes chevrotines et presque aussitôt il bascula. J’allai le voir. Le sang faisait une traînée ininterrompue sur le sol. C’était une laie de deux ans. Ma balle l’avait traversée sous l’épaule de part en part. Deux chiens vinrent sur sa voie, la pillèrent et se couchèrent à côté d’elle. Du fond du vallon, on me cria que la meute menait encore et je repris mon poste.

Dans le vent, j’essayai en vain d’entendre la voix des chiens. J’entendis dans le bois des craquements. Cela venait vers mon poste, mais ne caractérisait pas nettement la marche d’un sanglier. J’étais attentif lorsque la hure grise d’un solitaire ouvrit les touffes. Là encore je plaçai ma balle puis mes chevrotines au jugé dans les buis. Les deux chiens couchés près de la laie morte bondirent sur le solitaire. Deux autres chiens les rallièrent et attaquèrent la bête avec furie. Ma balle lui avait cassé la cuisse gauche très haut. Immobilisé, il se défendait à coups de boutoir. Par miracle, aucun chien ne fut touché. Le lieutenant S ... eut toutes les peines du monde à l’achever sans toucher les chiens. Ce fut habilement fait.

Alors tout le monde se réunit autour du grand chêne au lieudit « Le Couteau ». Nous pendîmes nos victimes à une grosse branche et nous fîmes un déjeuner bruyant et joyeux.

Mais le lieutenant A … ne nous laissa pas le temps de la digestion. C’est un homme qui a le plus pur amour de la chasse. Un jour qu’il remplaçait au pied levé le piqueur indisponible, il en oublia de boire et de manger et la nuit arriva sans qu’il ait touché à son sac. Aussi on prit aussitôt les postes autour du Serre des Avaous, où des voies étaient signalées. Mais le piqueur Bertrand eut vite reconnu que ces voies rentraient dans la Vallongue. On y déplaça les tireurs. Alors ce fut merveille d’entendre le vétéran Finaud rapprocher sur une voie de la nuit, tandis que les récris du piqueur, perçant le vent, l’appuyaient sans arrêt. La meute fonça dans une bauge. Le solitaire s’était déjà dérobé, mais il buta sur Saint-L ..., qui le tua. Finaud repris une autre voie, rapprocha sans défaillance et la même phase que la précédente amena par G ... la mort d’une jolie bête de compagnie.

Il était près de cinq heures. Aucun chien n’était égaré. Bobby, seul, avait reçu un coup de boutoir sans gravité. On sonna la retraite.

Alors dans le crépuscule, au petit village d’Euzet, ce fut la curée au milieu d’un grand nombre de spectateurs. Deux bouchers s’affairèrent à dépecer les sangliers. La nuit tomba. On continua la curée aux flambeaux, mais aux flambeaux modernes, c’est-à-dire qu’on alluma les phares d’une automobile.

Et chacun regagna son logis chargé de venaison, enivré de grand air et de chasse.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°619 Avril 1948 Page 55