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Choix et utilisation du chien d'arrêt

Chiens de pays

Ce n’est pas toujours par hasard, disions-nous dans un précédent article, que des races sont nées et ont fait leurs preuves, parfois pendant des siècles, dans certaines provinces. Il est possible que les ancêtres de certaines races locales n’aient été que des chiens amenés par des voyageurs ; mais il est certain que l’origine d’autres se perd dans la nuit des temps. Dans les deux cas, l’adaptation s’est faite, peu à peu, au terrain, au climat, au genre de chasse, et a évolué au même rythme que ce dernier ; elle s’est transmise par atavisme. Les griffons de Boulogne, les épagneuls picards, dont la fonction primordiale était de chasser le gibier d’eau, étaient des instruments bien adaptés aux besoins des chasseurs du pays. Les divers braques, tous issus d’un ancêtre commun, le braque continental, dont le braque français, ibérique ou gascon représente sans doute le type originel le plus pur, souche probable de tous les chiens d’arrêt à poil ras, n’ont constitué des variétés locales que par la fixation de caractères secondaires dus, peut-être, à la sélection, mais aussi au climat, qui a une influence sur la couleur, et à la fonction, qui modifie le squelette et l’organe.

Quoi qu’il en soit, aux temps où les moyens de transport limitaient singulièrement les voyages et les communications de province à province, la plupart de celles-ci avaient leur race propre. Bien que ces chiens ne fussent généralement inscrits à aucun stud-book, la pureté de race n’en était pas moins conservée par la plupart des chasseurs. À la veille de l’ère automobile, qui, après le chemin de fer, élargit les frontières locales, époque qui peut se situer vers 1920, nous avons tous connu dans nos provinces respectives des chiens bien adaptés, rarement déficients, qui aidaient nos pères ou grands-pères à remplir leur carnier avec un maximum de joies ; on les disait « chiens du pays ». Certains d’entre nous en ont possédé et conservé un souvenir impérissable.

Avouons-le, nous évoquons parfois ce souvenir avec nostalgie en comparant la souplesse, le dressage naturel de ces chiens, et le nombre minime des non-valeurs, à la difficulté que nous éprouvons aujourd’hui à trouver un parfait serviteur dans quelque race que ce soit. La raréfaction du gibier a bon dos, et, certes, elle en est une cause certaine ; mais, cependant, le fait est là : les quelques chasseurs routiniers, ou traditionalistes, qui usent encore de ces « chiens de pays » ont des chiens meurtriers et pratiques ; ils sont, certes, parfois moins brillants comme allure et plus ou moins abâtardis par quelques mésalliances ; mais il en est qui sont restés très purs. Ces chasseurs ont un chien pour chasser et non pour vendre leurs produits.

L’ère de l’expansion des expositions canines a ouvert de nouveaux horizons : aux chasseurs, qui, défaut bien français, ont cru que ce qui se faisait ailleurs était bien supérieur à ce qui se faisait chez eux, ce qui n’est pas toujours exact ; aux marchands, qui y ont trouvé un moyen d’étendre leur marché. Disons-le aussi, parce que c’est vrai, bien des chasseurs ont vu dans la possession d’un chien de race mis à la mode une source de revenus en vendant ses produits. Et c’est ainsi que des races jusqu’alors peu connues, ou totalement inconnues dans certaines provinces, se sont répandues dans tout le pays.

Ce n’est pas cette expansion des races qui est à regretter en elle-même ; il est, en effet, certain que l’usage de certains chiens anglais a donné de grandes satisfactions à des chasseurs capables de s’en servir, sur des terrains propices à leurs moyens ; que l’épagneul breton, par son peu de volume, a permis aux possesseurs de Simca de caser leur chien dans leur voiture avec moins de gêne qu’un Charles X ; que le griffon, par sa rusticité et sa double fourrure, a permis au chasseur omnibus de passer de la plaine au fourré et au marais, sans crainte de voir son chien écorché ou menacé d’une fluxion de poitrine ; il est exact aussi, et nullement critiquable, que la possession d’un chien appartenant à une race prisée au delà des frontières locales ou nationales peut parfois procurer à son propriétaire, outre la joie d’avoir un joli chien, quelques ressources atténuant les frais, importants aujourd’hui, de l’entretien d’un chien de chasse ; il est très vrai, enfin, que l’élevage du chien de race est d’un intérêt national au même titre que la production de tout autre article de qualité, et que son expansion est profitable à l’économie nationale.

Ce qui est regrettable, c’est que le choix des amateurs désireux d’innover se soit souvent porté sur une race sans tenir compte de ses besoins réels, de ses aptitudes, de son terroir ; que le choix des sujets achetés se soit trop souvent fait sur le nombre de prix remportés en expositions par les géniteurs, et que, lorsque ce choix s’est fait sur des sujets issus de trialers, ce titre n’ait pas toujours signifié grand’chose. Car une conséquence de la commercialisation inconsidérée de l’élevage canin a été de supprimer la sélection : tous les chiots se vendent le même prix au sevrage, et le choix d’un chiot est un billet de loterie dont les chances de sortir gagnant s’amenuisent dans la mesure où l’atavisme des qualités pratiques disparaît ; or il disparaît vite lorsque des sujets ne sortent du chenil que pour aller aux expositions ou à l’entraînement des field-trials de printemps. Si le nombre des non-valeurs était infime dans les « chiens de pays », c’est parce que tous ces derniers étaient entre les mains de véritables chasseurs, élevant un chien pour chasser, choisissant un chiot chez un ami, plutôt que chez tel autre, parce qu’il jugeait les parents supérieurs ; c’est aussi parce que les chiots n’étant, la plupart du temps, pas vendus, mais donnés, seuls étaient conservés les plus robustes, les plus typés, les plus dégourdis, ou ceux choisis dès le jeune âge en raison de tel ou tel caractère plus ou moins empirique, mais consacré par une expérience dont le secret se transmettait d’une génération de chasseurs à l’autre. Si le braque gascon était, sans exception, un incomparable chien de perdreaux et de cailles et possédait un « nez d’été », c’était parce que, de génération en génération, ce chien avait chassé la caille et le perdreau sous le soleil brûlant du Midi des mois d’août et septembre, dans les chaumes, les « boulbènes » et les garrigues.

Mais rien ne sert de regretter ce qui n’est plus, si ce n’est pour en tirer des leçons. Certes, les « chiens de pays » ne sont pas tous morts ; mais le nombre croissant des amateurs de chiens ne peut songer à se pourvoir d’un serviteur parmi eux ; il faut tenir compte des réalités, de l’évolution, des goûts et des mœurs ; la suppression des distances, en attendant celle des frontières, tend à unifier ces derniers ; encore un peu et tous les humains seront moralement moulés dans un même creuset, et la planète ne sera plus qu’une seule et même province à l’ère interplanétaire que d’éminents savants assurent toute proche. Mais il y aura pour un temps encore des Pyrénées, des plaines chaudes, d’autres plus fraîches, des bois et des marais, des reliefs et climats différents ; peut-être aussi, espérons-le, de vrais chasseurs au chien d’arrêt à côté d’autres qui ne sauront jamais ce qu’est exactement cette chasse, parce que leur façon de chasser leur interdit d’en avoir le soupçon. Pour la joie des premiers, souhaitons, sinon revoir renaître des races disparues, du moins voir adapter à des régions, à des climats, à des gibiers, des races bien choisies. Et puisque, désormais, tout possesseur d’une chienne de race est sacré éleveur, souhaitons que ceux qui font passer l’esprit sportif avant l’esprit du commerce fassent chasser leurs chiens, tous leurs chiens, en les moulant aux nécessités du terroir, sans s’occuper de ce qu’on fait ailleurs. Peut-être alors, reverrons-nous, transmis par l’atavisme, ce qui faisait de nos « chiens de pays » des chiens pratiques, parce que bien adaptés à des besoins donnés.

Jean CASTAING.

Le Chasseur Français N°619 Avril 1948 Page 61