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Globe-trotters cyclistes

Sur les pistes d'Afghanistan

C’est un jeune couple français, en route pour le tour du monde. Deux bicyclettes, une tente, quelques milliers de francs en poche, une grosse provision de confiance et de courage, c’en est assez pour se lancer sur la route. Partis de France au printemps 1938, les voici, en août 1939, en Afghanistan, faisant l’étonnement des populations.

19 août. — Départ à six heures. Le vent est relativement faible, mais je le suis aussi suffisamment pour que l’effort me semble grand. La piste remonte la rivière, de plus en plus encaissée entre ses rives. Nous sommes souvent à pied, poussant nos machines en haut de petits raidillons, par-dessus des croupes nues. Le paysage est d’une beauté particulière et ne ressemble à nul autre : la rivière est d’un bleu-turquoise très vif avec des reflets dorés ou cuivrés ; l’eau est claire, rapide, tantôt roulant sur un lit, de cailloux, tantôt profonde et bleu marine, tournoyant lentement sur elle-même. Les montagnes sont ocre jaune, ocre rouge et hautes, nues, hardies, sur le ciel encore pâle. Petits villages entourés de vergers ; ruisseaux d’eau claire qui chantent. Nous nous arrêtons au bord de l’eau. Un groupe de paysans vient examiner les engins bizarres sur lesquels nous nous déplaçons. Ils en touchent les rayons, les pédales, la chaîne, qui leur laisse les mains noires. Un jeune homme qui a été à la ville explique aux anciens comment tout cela fonctionne. Le groupe entre dans une longue discussion : quelques-uns sont assis, d’autres debout sur la pente d’un talus. Installés un peu en contre-bas, nous admirons la chute des longs plis de leurs vêtements, les torsades lourdes et savantes de leurs turbans, la blancheur des linges sur le ciel, le feuillage et l’ocre jaune de la terre.

Nous faisons des haltes fréquentes. Un berger vient nous voir, poussant devant lui ses chèvres. Des paysans s’assoient près du feu sur lequel je fais bouillir l’eau du thé. Tous ces gens sont rieurs, curieux et ouverts, et aucun n’essaie de nous soutirer de l’argent : en aurions-nous enfin fini avec la religion du bakhchich ?

Notre but pour l’étape du soir est un village nommé Tagabsour. Un ânier croisé sur la piste nous l’a indiqué à un farsad (environ 6 kilomètres, une heure de marche). Nous roulons longtemps sans apercevoir le moindre village. La nuit nous surprend. Un groupe de cavaliers en armes apparaît devant nous, silhouettes claires, le dos barré d’un fusil, montées sur de magnifiques chevaux.

— Tagabsour ?

Nous l’avons dépassé depuis longtemps. Sans doute en retrait de la piste, minuscule et couleur de la terre, nous aura-t-il échappé. Les voyageurs nous indiquent un sentier qui doit nous conduire à un autre village. Mais nous sommes las. Après une courte tentative sur le chemin caillouteux, trébuchant avec nos vélos lourds dans la nuit, nous montons notre tente près d’un ruisseau. Nous nous couchons sans avoir le courage de manger.

20 août. — Un brave homme qui passe contemple nos bicyclettes, perplexe.

— I, tchi, broder ? (Qu’est-ce que cela, frère ?)

Accroupi, les mains pendantes entre ses genoux pliés, il attend, patient, que nous roulions.

Nous longeons toujours la rivière. La piste escalade des bosses très raides et redescend brutalement, si brutalement souvent que nous n’osons pas enfourcher nos vélos.

Nous avons l’impression, dans cette région sans auto, sans bicyclette, où une demi-douzaine d’Européens au maximum ont pénétré et sur laquelle nous n’avons que des renseignements fort vagues, de pénétrer au cœur de l’inconnu, au royaume du merveilleux, comme Alice lorsqu’elle a traversé la glace de sa chambre.

Sur les indications d’un berger, nous nous engageons vers le soir dans un sentier qui remonte une petite vallée affluente afin de trouver un village. Nous arrivons en effet, au bout d’un quart d’heure, à un bouquet d’arbres fruitiers sous lesquels s’abritent des tentes noires. Nous comprenons enfin pourquoi les villages sont si difficiles à trouver : ils sont nomades. L’hiver, ils se fixent dans de petites maisons de pisé bien cachées dans un repli de la montagne. Mais, l’été, les paysans adoptent la tente, qui leur permet de suivre les déplacements de leurs troupeaux. Cette méthode leur permet également de pratiquer l’assolement, chaque parcelle de terre arable étant grattée autour des tentes pour les besoins en céréales de la communauté.

Le chef de ce village nous accueille et nous invite d’un geste sous sa tente. Tapis de feutre. Thé, mouton, riz, lait caillé. Nous enfilons nos vestes en duvet, saisis par l’air vif de la nuit.

Dès l’aube, le chef rôde autour de notre tente, dressée au milieu des autres. Nous sommes moralement obligés de nous lever : la politesse a parfois ses héros obscurs. Un plateau servi de thé au lait sucré est déjà préparé devant notre seuil. Nous sommes relativement près du bazar d’Obey, et le sucre n’est pas encore devenu l’article de grand luxe qu’il deviendra plus loin.

Les tentes sont rondes, avec des murs en osier, un toit recouvert de feutre et une porte en bois. Raymond répare un pneu qu’il a crevé hier soir sur le mauvais sentier d’accès. Tout le village, accroupi autour de lui, observe l’opération. Quand elle est terminée, le chef demande poliment une démonstration. Raymond tourne deux ou trois fois autour des tentes sur sa bicyclette et crève une seconde fois pour sa récompense.

La vallée s’élargit, les montagnes s’élèvent. Radjachest, notre étape du soir, est de l’autre côté d’une croupe raide, enfoui dans des arbres qui envahissent une vallée secondaire. Au bord de la route, deux hommes font avaler à un chameau accroupi une casserole pleine de sang de chèvre.

Sous des arbres, au détour du chemin, un groupe d’hommes entoure une tente légère en toile bise. Un Afghan armé accourt vers nous. Nous approchons. Sous la tente de modèle européen, un homme jeune et robuste nous fait asseoir. C’est le chef de la caravane. Le mudir d’Hérat lui a parlé de nous. Il nous invite à passer la nuit dans son camp. Demain, il fera porter nos bagages sur un âne. Nous acceptons sans hésiter.

Notre hôte est vêtu à la mode afghane, mais porte, au lieu du gilet de velours brodé, un gilet de laine. Nous croyons comprendre qu’il s’agit d’un fonctionnaire qui rejoint son poste.

Tous les hommes de sa suite nous entourent gaiement. Ils sont très ouverts et sympathiques. Nous dînons d’œufs crus et de lait.

R. et N. LEININGER.

Le Chasseur Français N°619 Avril 1948 Page 68