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La première diagonale

On peut être diagonaliste sans le vouloir, et même sans le savoir. Le mot n’était probablement pas inventé en 1886, époque à laquelle se place le récit qu’on va lire. C’est dans Le Sport Vélocipédique que mon ami Paul d’Ariste a fait cette trouvaille. En train d’écrire une histoire du cyclotourisme, Paul d’Ariste remue de vieilles revues et toutes sortes de publications poussiéreuses d’où, pour sa joie et pour la nôtre, il extrait de bien curieux aperçus sur la vélocipédie de naguère. Or, en 1886, vivait à Pau un Allemand du nom de Daniel, très connu déjà, dans le monde de la pédale, sous le nom de Baby, comme grand rival de l’inoubliable père Roussel, dont il démolissait les records jusqu’à ce que Rousset ait repris son bien, ce qui permettait à Baby de battre encore les temps du vétéran. Ce duel ardent et qui n’avait aucune raison de finir se livrait sur la route et en tricycle ; en tricycle d’un poids formidable, munis de bandages pleins, engins préhistoriques sur lesquels nous renoncerions à dépasser les piétons et à couvrir plus de trente kilomètres par jour. Leurs moyens physiques devaient vraiment être surprenants, car nous allons voir que Baby parvenait à tenir une moyenne de 12 kilomètres à l’heure et qu’il ne lui fallut pas plus de six jours pour relier Pau à Calais, par les routes d’alors ; bien entendu, et en traînant 25 kilos de bagages sur son tri de trente kilos.

D’ailleurs, voici des chiffres :

Baby quitte Pau le 12 août. Le soir même, il est à Bergerac (215 kilomètres). Il a mis dix-sept heures. Ses arrêts ont été peu nombreux et fort courts. Il a dû monter beaucoup de côtes en poussant sa machine. Sa moyenne nette (la seule ayant une valeur) est supérieure à 12. J’en conclus qu’avec son instrument d’apocalypse il devait rouler à l’allure d’un cycliste moyen d’aujourd’hui, la vitesse de 12 à l’heure étant encore honorable, avec vent contraire, sur une aussi longue distance.

Le 13 août, il rencontre des routes très mauvaises, des côtes fort dures dans le Limousin, fort dures et incessantes. Il se cramponne, s’acharne, il roule pendant vingt et une heures et couvre en ce temps 327 kilomètres. Il a noté, en tout, près de cinq heures de repos au cours de cette étape héroïque.

Il s’arrête, pour dormir sans doute, mais pas longtemps, car il repart à 5 heures, étant arrivé à 3. Le vent est tombé. La route est détestable, mais plate. Il s’arrête à Orléans à 23h.40, ayant couvert 190 kilomètres toujours à peu près à la même allure.

Une quatrième étape le porte d’abord à Paris, et il faut croire que les tentations de la Ville Lumière l’intéressent peu, car il n’y reste qu’une heure vingt, repart et va coucher à Pontoise (148 kilomètres en 18 heures). La forte baisse de moyenne horaire ce jour-là est due à des arrêts nombreux et, sans doute, à la fatigue qui commence à se faire sentir. Cependant, au cours de cette étape, quelques grands ténors de la pédale sont venus à sa rencontre. Adolphe Clément et Cavier l’ont accompagné d’Orléans à Versailles. L’illustre Médinger a roulé à ses côtés de Paris à Conflans.

Baby, redevenu solitaire, repart de Pontoise à 4h.30 et arrive à 19h.30 à Auxy-le-Château (154 kilomètres) par un temps épouvantable et sous un véritable ouragan.

Il n’a plus que 102 kilomètres à couvrir. Il mettra dix heures environ. Cette sixième et dernière étape l’amènera à Calais à 14h.17.

La distance de Pau, en tenant compte de quelques erreurs de route, peut être estimée à 1.060 kilomètres. La moyenne générale est de 12km,556, mais la moyenne nette est évidemment inférieure. Il n’en reste pas moins que Baby, en six étapes, a traversé la France des Pyrénées au Pas de Calais. C’est ce que fait aujourd’hui un bon cyclotouriste sur une super-randonneuse à huit vitesses, de dix à douze kilos, montée sur pneus extra-souples et coûtant de 15 à 18.000 francs.

Dernière considération chiffrée : si l’on calcule la moyenne de marche non par étapes, mais du départ à l’arrivée, on n’obtient que 7 kilomètres à l’heure. Un demi-siècle plus tard, la diagonaliste Regina Gambier, sur le parcours Dunkerque-Hendaye (à peu près équivalent) réalisait près de 17 kilomètres de bout en bout. Était-elle d’une classe supérieure, il est impossible de se prononcer. Il serait curieux de savoir quel cyclotouriste d’aujourd’hui, si le tricycle de 30 kilos de Baby était à sa disposition, oserait tenter d’égaler son record ? Je crois que pas un seul, une fois cet indescriptible vélocipède enfourché, ne consentirait à rester dessus plus de quelques minutes, tandis que, si l’on mettait à sa disposition un grand bicycle de cette époque, peut-être se hasarderait-il à rouler avec quelques heures (car les champions du grand bi dépassaient le trente à l’heure sur piste).

Quant à moi, je crois que les Baby, Rousset, Médinger, Terront, Corre, Jiel Laval, Dubois ... etc., et autres champions d’avant le pneumatique étaient des hommes prodigieux qui se révélèrent à eux-mêmes et que leurs prouesses surprirent, eux les premiers.

Peut-on donner le nom d’entraînement à leurs méthodes d’alors ? Avaient-ils même une méthode quelconque ? Ils faisaient l’essai de leur force et de leur résistance sur des engins nouveaux qui semblaient n’être destinés qu’à ces acrobates. Ils ne connaissaient même pas les routes, se renseignaient au fur et à mesure auprès des populations ébahies, dont les chiens aboyaient et les chevaux se cabraient au passage de leur roulante ferraille.

Pressentaient-ils qu’ils étaient des pionniers, et que, dix ans plus tard, la bicyclette, passée dans les mœurs, serait à peu de chose près ce qu’elle est encore aujourd’hui, et que le tricycle de 30 kilos de Baby deviendrait, avant la fin du siècle, l’admirable Humbert-Beeston de nos champions de 1900 ?

Ce qui est merveilleux, c’est que le goût de traverser la France de part en part devait, après de longues éclipses, renaître et se survivre, et qu’il existe aujourd’hui un record de diagonale Dunkerque-Hendaye (entre autres) qu’on se dispute comme, il y a cinquante ans, la diagonale Pau-Calais, et toujours pour l’honneur, par pure gloriole, par enthousiasme sportif, sur deux roues au lieu de trois, mais toujours en serrant un guidon et en appuyant sur deux pédales, malgré l’envahissement des véhicules mécaniques qui n’auront pas détruit ni même entamé le culte de l’effort et la passion du cycle chez les arrière-petits-fils du célèbre Baby, l’homme du tricycle ahurissant de 1886.

Henry de LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°619 Avril 1948 Page 69