Dans nos dernières chroniques, nous avions attiré
l’attention de nos lecteurs sur les importants besoins latents en capitaux
frais de la presque totalité des entreprises françaises. Même pour celles ayant
toujours aligné des bénéfices réguliers, ces bénéfices comptables et conformes
à la législation masquent presque toujours une perte importante de substance du
fait de la hausse des prix, consécutive à l’avarie de la monnaie.
L’actionnaire, en supputant la valeur réelle d’un titre par rapport à ses cours
de bourse, ne doit jamais perdre de vue cette question de financement. Car elle
reporte la rémunération normale du capital actuel à un avenir aussi lointain
qu’indéterminé. Or ces besoins de capitaux frais, l’épargne seule, ou presque
seule, est à même de les fournir.
Quelles sont les perspectives de ce côté ? Pas très
encourageantes, il faut le reconnaître. L’épargne se dérobe de plus en plus.
À cela, de nombreuses raisons, tout d’abord psychologiques.
En premier lieu, une fiscalité dévorante qui s’apparente de plus en plus à
celle du bas Empire romain, et qui, par ses excès qui ont stérilisé les
revenus, s’en prend de plus en plus au capital lui-même, tout comme son
illustre devancière. Nous ignorons si l’aventure actuelle se terminera aussi
mal que ce fut le cas pour nos prédécesseurs, mais on ne peut manquer d’être
frappé qu’aux mêmes excès fiscaux correspondent les mêmes réactions de défense
qu’autrefois : fuite devant l’impôt, désaffection des richesses visibles
et recherche des biens dits réels, faciles à cacher ou à camoufler. Or les
valeurs mobilières sont des biens visibles au premier chef.
Elles sont aussi des parts de propriété dans des instruments
économiques. De propriété de plus en plus fictive d’ailleurs, car, dans ces
entreprises montées aux risques des capitalistes et des épargnants, tout le
monde s’arroge un droit prioritaire de propriété réelle, et cela sans y avoir
mis un sou ou couru le moindre risque de pertes. Le travail prime le capital,
dit une formule généreuse très à la mode aujourd’hui, mais qui n’a qu’un
inconvénient moral, c’est d’être altruiste surtout avec l’argent des autres, en
particulier celui des épargnants. Une grosse société métallurgique, dans son
rapport annuel, donnait quelques chiffres suggestifs : le montant des salaires
et des charges sociales représentait plus de cinquante fois le montant des
bénéfices (les charges sociales représentent au moins 42 p. 100 des
salaires), et la part de l’État plus de six fois ce même montant. Quant aux
actionnaires, s’ils désiraient enfin encaisser ce bénéfice sous forme de
dividende, il leur faudrait encore payer à l’État 30 p. 100 d’impôt
cédulaire, et un petit ou gros reliquat, à titre d’impôt général. Devant de
pareils chiffres, de nombreux apprentis capitalistes se demandent si le jeu en
vaut bien la chandelle.
À toutes ces causes d’origine fiscale ou politico-sociale,
se joignent celles, mécaniques pourrait-on dire, et qui résultent de
l’appauvrissement progressif des classes moyennes non commerçantes, et de
l’impossibilité matérielle dans laquelle elles sont de constituer de nouvelles
épargnes. Heureux encore quand elles ne sont pas obligées de dévorer les
réserves anciennes pour vivre ! Or les classes moyennes (professions
libérales, ingénieurs, techniciens, etc.), n’ayant guère l’emploi de leurs
capitaux dans leur activité professionnelle habituelle, constituaient l’une des
principales sources du financement de l’économie nationale. À leur
appauvrissement correspond un appauvrissement correspondant de l’activité
française.
Il n’est pas jusqu’aux lois sociales elles-mêmes qui n’aient
une influence défavorable en ce domaine par les sommes énormes qu’elles
drainent et qu’elles retirent de la circulation, Autrefois, presque tous les
travailleurs, même les plus humbles, possédaient quelques
« papiers », valeurs publiques ou autres. Chacun avait peu, mais le
total représentait des sommes énormes. Aujourd’hui, avec les cotisations
relativement très lourdes de la Sécurité sociale, et les incidences pour les
non-bénéficiaires des retenues des allocations familiales, toute constitution
d’épargne individuelle, même très modeste, est impossible pour le travailleur.
Ce qui représente de nombreux milliards en moins pour l’économie nationale.
En résumé tout concourt à la désaffection de l’épargne vis-à-vis
des valeurs mobilières. Ce qui agit par contre-coup sur les valeurs du
Trésor ; d’où augmentation du rythme des avances de la Banque de France à
l’État, poussée du taux de l’intérêt dans tous les compartiments, craintes
monétaires, hausse des prix, thésaurisation. Tout se tient et tout s’enchaîne.
Un seul remède : le retour de la confiance.
Mais les conditions du changement de climat ne sont plus de
notre domaine.
Marcel LAMBERT.
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