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Pionniers des abîmes

La vie au fond des mers

homme le plus « haut » du monde, le professeur Auguste Piccard, s’apprête à en devenir le plus « bas » en descendant à 4.000 mètres de profondeur sous la mer dans une sphère en acier.

Accompagné de son collaborateur M. Max Cosyns et d’un second compagnon qui sera, espérons-le, un savant français, le célèbre professeur belge Piccard termine actuellement les préparatifs d’une « plongée » record dans l’Atlantique.

Il s’agit de dépasser largement la profondeur atteinte par l’Américain Beebe, soit 906 mètres. On sait que ce dernier était descendu dans une sphère en acier suspendue au bout d’un câble. Le savant belge procédera de façon rigoureusement « indépendante », sa sphère sous-marine se trouvant suspendue à un « ballon d’essence » qui lui permettra de voyager à son gré au fond de la mer.

La « cabine-obus ».

— Aux fantastiques profondeurs où va se courir la grande aventure du professeur Piccard, règnent des pressions énormes, dépassant 400 « atmosphères », soit 4.000 tonnes par mètre carré de paroi. La sphère cabine doit être construite avec une robustesse particulière ; primitivement, on comptait lui donner la forme d’une sphère véritable, qui représente la forme géométrique de meilleure « résistance à l’écrasement ». Aux dernières nouvelles, la cabine sera de forme cylindrique, pesant une dizaine de tonnes, avec une épaisseur d’acier de 10 centimètres ; la paroi est percée de deux ouvertures formées par des hublots en matière plastique, l’un pour l’observation visuelle, l’autre pour l’enregistrement cinématographique automatique.

Le flotteur à essence.

— Pesant 10 tonnes et « déplaçant » seulement 5 mètres cubes d’eau, la cabine-obus irait au fond comme une pierre, si elle n’était suspendue à un flotteur. La situation des voyageurs, dans ces conditions, sera infiniment plus confortable que celle du malheureux Beebe, secoué en tous sens par son câble de 900 mètres soumis à tous les courants.

Le flotteur aménagé par le professeur Piccard est donc un flotteur sous-marin. Il n’est pas question de le gonfler avec de l’air, fluide essentiellement compressible, car il ne tiendrait pas et s’aplatirait complètement sous l’effet de la pression. Le savant a fait choix tout simplement d’essence, la vulgaire essence d’auto, liquide incompressible qui possède une densité de 0,7, en sorte qu’un mètre cube de ce liquide, plongeant dans l’eau de mer, fournit une « force ascensionnelle » de 320 kilogrammes.

Manœuvres d’alerte.

— Pour monter et descendre à leur gré, le professeur et ses compagnons disposeront de lests fournis par de la grenaille d’acier analogue à des billes de roulement, logées dans une sorte de sablier ; une bobine électrique, entourant le goulot du sablier, suffira pour fixer la grenaille en stoppant l’écoulement. Dès qu’on coupera le courant, la grenaille tombera et la cabine montera. En cas de danger, deux lests massifs en fonte pourront être lâchés ; en cas d’extrême urgence, il sera possible d’abandonner, en outre, les batteries d’accumulateurs.

Quand il remontera à la surface, le ballon d’essence sera seul à émerger ; les occupants se trouveront encore à 5 mètres au-dessous de la surface. Ils appelleront le navire convoyeur par radio et au moyen de fusées.

Durant leur séjour sous-marin, ils seront, du reste, repérés grâce à de petits flotteurs qui se détacheront de dix minutes en dix minutes et viendront faire explosion à la surface, en lâchant des fusées fumigènes. Le navire repérera, par ailleurs, la position de la cabine-obus au moyen d’un détecteur de sous-marins à ultra-sons.

Pour la première fois, les hommes vont avoir le privilège de contempler de leurs yeux les monstres des grands fonds sous-marins qui vivent dans les ténèbres : crabes à yeux lumineux, stylophtalmus qui porte ses yeux au bout de longs pédoncules, poissons carnassiers à gosier phosphorescent qui attirent leur proie dans leur vaste gueule. Le professeur Piccard découvrira-t-il le secret nuptial des anguilles, qui, après leurs noces sous-marines, disparaissent dans les abîmes de l’Atlantique, tandis que leur minuscule progéniture traverse l’Océan, remonte les fleuves et les rivières — guidée par un infaillible instinct — et vient peupler l’étang du moulin et les douves du château qu’habitait leur mère ?

Pierre DEVAUX.

Le Chasseur Français N°619 Avril 1948 Page 92