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Au Spitzberg

Aventures dans un glacier

La poursuite d’échantillons géologiques dans les régions glaciales du Spitzberg peut parfois entraîner l’amateur isolé dans des aventures assez dangereuses, témoin celle qui nous est contée ci-dessous.

... Il était plus de neuf heures du soir quand je pus obliquer à droite pour rejoindre le flanc de la montagne qui allait me permettre de redescendre dans la plaine et atteindre enfin ma tente, et surtout, au fond de cette tente, un délicieux sac de couchage.

J’y pensais avec délice. Je le voyais là devant moi : il était imprimé dans le ciel, entouré d’une auréole ; il me poursuivait comme un mirage.

À mesure que la distance à parcourir sur le glacier diminuait, je marchais de plus en plus vite, oubliant les crevasses, ne tâtant plus, tel un aveugle avec sa canne blanche, la neige devant moi.

Une centaine de mètres à peine me séparaient de la terre ferme et, tout à coup, avec la rapidité de l’éclair, je sentis que le sol se dérobait sous mes pieds.

Les sensations les plus diverses se bousculèrent dans ma tête. La première impression fut celle de la peur, d’une peur atroce de mourir ; à l’instant précis où la glace manqua sous moi, je sentis nettement que tout était fini.

Combien de temps dura ma chute ? Nul ne pourrait le dire ! Elle me parut un siècle, mais en même temps trop courte, car c’étaient les dernières secondes qui me restaient à vivre, tout au moins, à ce moment-là, en étais-je persuadé.

Le premier sentiment de peur fit place à une sensation étrange, inconnue jusqu’ici et qui, aussi paradoxal que cela puisse paraître, semblait être d’une douceur infinie.

En un éclair, les images les plus belles, les plus agréables, passèrent devant mes yeux, les heures les plus heureuses de mon existence défilèrent devant mon esprit ; les douceurs de l’enfance y tenaient une large part. Je ne pensais plus à la mort, j’étais presque dans une douce béatitude. Est-ce cela ce que certains métaphysiciens appellent l’immortalité ?

Toutes ces sensations contradictoires, étranges, se succédèrent dans mon esprit pendant les quelques dixièmes de seconde qu’avait duré ma chute.

Brusquement, une douleur aiguë et puis plus rien : le néant.

Je fus tiré de mon évanouissement par une douleur à l’épaule gauche et par une sensation intense de froid.

J’étais couché dans une espèce de grotte de glace, sur le fond sableux d’un torrent sous-glaciaire ; l’eau et le sable avaient amorti ma chute et m’avaient certainement sauvé la vie.

Les premiers mouvements furent difficiles, les muscles étant engourdis, tant par la chute que par le séjour dans l’eau glacée. Je fis jouer mes articulations et, constatant que rien n’était cassé, je me traînai en dehors du torrent, me collant à la paroi rocheuse. Je restai ainsi des minutes, peut-être des heures, claquant des dents, attendant que la douleur à l’épaule se fût calmée. Je frictionnai énergiquement l’endroit endolori et essayai de me mettre debout.

Les dégâts n’étaient pas aussi graves que j’aurai pu le supposer. Je jetai un coup d’œil sur mon bracelet-montre, mais le verre avait disparu, et les aiguilles, tordues, n’indiquaient plus rien de réel. Je ne pourrai donc jamais savoir combien de temps avait duré mon séjour dans le torrent.

Le sac, arraché au cours de la chute, gisait à quelques mètres de là. J’en tirai un flacon de cognac et bus rapidement la valeur d’un grand verre. La traînée de feu descendit délicieusement dans mon corps, et la vie revint petit à petit.

J’inspectai alors le lieu où je me trouvais. C’était, à première vue, une caverne dont une paroi et tout le plafond étaient constitués de glace ; au-dessus de ma tête, une fente de un à deux mètres d’épaisseur m’indiquait l’endroit par lequel j’étais arrivé. On ne pouvait pas voir le ciel, car la crevasse devait faire un coude. Le tremplin ainsi formé avait contribué à amortir ma chute. Une autre paroi était formée par le rocher, soubassement de la montagne que je voulais atteindre, au moment de la subite disparition dans la crevasse. Le fond de l’excavation était formé de galets et d’une épaisse couche de sable et de boue.

Ces constatations étaient peu réjouissantes. La remontée par la crevasse s’avérait absolument impossible, il aurait fallu que quelqu’un me descendît une corde, mais, dans ma situation, je ne devais compter sur personne, condamné à sortir tout seul de cette aventure.

Je maudissais la précipitation qui m’avait fait oublier les précautions indispensables au cours d’une marche sur le glacier.

La sortie par le haut étant impossible, il fallait chercher une autre issue. Je devais faire vite, car le froid commençait à produire son néfaste effet. Je ne sais pas depuis combien de temps j’étais en ce lieu maudit, mais les pieds commençaient à devenir insensibles et les mains refusaient systématiquement tout travail. Le torrent allait peut-être me montrer le chemin que je devais suivre pour atteindre l’air libre ; ce torrent devait bien sortir quelque part, le tout était de savoir si l’orifice était praticable pour un homme même aussi maigre que moi.

J’ajustai tant bien que mal le sac sur l’épaule valide, pendis le piolet au poignet et, après avoir enlevé les crampons, désormais inutiles, je me mis en route dans la pénombre : lumière tamisée par la masse du glacier. Des rayons filtraient par de petites fissures d’où tombait une eau glacée.

La galerie sous-glaciaire, avec une hauteur de 1m,50, environ, était très largement praticable ; par moment, je marchais sur le rocher de la montagne, mais, souvent, j’étais obligé de patauger dans le torrent où l’eau et la boue me montaient aux genoux. La pente était forte, le torrent, avec un bruit assourdissant, descendait vers la moraine.

Brusquement, la galerie se rétrécit et quitta la paroi rocheuse. J’étais perdu dans la masse du glacier, rampant plutôt que marchant dans un étroit boyau rempli d’eau. Il était impossible de dire quelle distance j’avais parcourue depuis l’endroit de ma chute ; elle me paraissait interminable ; en réalité, elle n’avait pas dû excéder une centaine de mètres.

Le boyau continuait toujours à descendre, s’élargissant et se rétrécissant, mais n’excédant jamais le diamètre d’un mètre.

Je posais mes pieds par habitude, ne sentant plus du tout mes membres inférieurs ; j’avançais en titubant, me cognant aux parois de glace polies par les eaux qui avaient dû dévaler par là lors des récentes périodes de canicule. En ce moment-là, le boyau avait dû être absolument impraticable, rempli par les eaux de fonte du glacier.

Petit à petit, la lumière diminuait dans le canal, et je finis par me trouver dans l’obscurité complète. J’en déduisis que je devais être sous la moraine formée d’une glace sale avec de grandes inclusions de cailloux et de substances terrigènes.

L’orifice ne devait plus être loin, mais le boyau se rétrécissait encore ; les parois étaient piquées de pierres coupantes qui m’écorchaient les mains et le cuir chevelu.

Allai-je échouer si près du but ?

Je rampais à quatre pattes dans le torrent, ma tête heurtant à chaque instant le plafond où les cailloux me blessaient cruellement.

L’obscurité était totale : j’étais certainement dans la partie basse de la moraine.

Soudain, dans le lointain, vers l’aval, une faible lueur ! Était-ce la sortie ?

Était-elle suffisante pour me permettre de sortir, ou bien ma destinée était-elle de mourir noyé dans un torrent qu’à l’air libre j’aurais pu franchir d’une enjambée ?

D’ailleurs, il était impossible de reculer : j’étais emporté par le torrent, dont la violence avait redoublé et dont la profondeur avait augmenté par l’apport des eaux de surface du glacier. L’eau emplissait presque totalement le boyau.

L’orifice approchait, je le voyais déjà distinctement, mais il me paraissait si petit, si petit ! Allais-je pouvoir passer ?

Ma tête seule et le haut du sac émergeaient de l’eau.

Une dernière secousse, un choc contre un bloc, et je fus projeté sur le sable fin au pied de l’immense moraine.

J’étais sauvé !

Le torrent s’étalait sur les alluvions et perdait de sa vitesse ; s’écoulant sagement, il allait grossir les eaux de la rivière dans laquelle, à l’aller, j’avais fait un magnifique plongeon.

L’alerte avait été rude. Une force de volonté que l’on n’arrive à développer que dans des moments pareils m’empêcha de perdre connaissance. Je me traînai jusqu’à un endroit sec.

Il ne fallait pourtant pas s’éterniser là, car le sommeil pouvait être mortel. La température était plus élevée que celle qui régnait dans le boyau, mais il gelait encore.

Je bus d’une seule rasade au moins un quart de litre de cognac, et mes forces revinrent. Je me levai péniblement et refis le chemin parcouru le matin même.

Je ne peux pas dire que je le fis allègrement : à certains moments, j’étais sur le point de tout abandonner, de tomber là et d’attendre la mort, mais une énergie farouche me remettait sur pied.

Enfin je vis la tente, la bienheureuse tente avec mon sac de couchage. Cette vue me redonna du courage et j’atteignis enfin l’entrée.

Tout était gelé ; la tente était une carapace de glace, la fermeture éclair refusait de fonctionner : c’était le supplice de Tantale.

Enfin, après de multiples efforts qui consistèrent à réchauffer avec mon haleine les maillons de la fermeture, je parvins à l’ouvrir et à m’introduire dans ma demeure.

Je me débarrassai du sac, j’enlevai mes vêtements dans une demi-conscience, j’eus le courage de regarder l’heure sur le chronomètre : il était quatre heures du matin.

Je me glissai dans le sac et, le pan à peine rabattu, je sombrai dans le néant : sommeil ou évanouissement ?

Croyez-vous que ce soient là des aventures extraordinaires ? Non point, ce sont simplement de petits incidents qui attendent l’être solitaire qui s’aventure dans la toundra et les glaciers de Spitzberg.

V. ROMANOWSKY.

Le Chasseur Français N°619 Avril 1948 Page 95