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L’homme aux trois briquets

Il y a entre chasseurs des différences énormes ; quelle affinité peut-il exister entre le quidam dont le plus secret espoir est d’assassiner un lièvre au gîte, et le « grand fusil » n’opérant qu’en battue et qui foudroie avec la même régularité les perdrix d’arrière-saison ou les plus durs faisans de haut vol ?

Dans le monde de la vénerie, il n’en est pas de même ; l’amour de la chasse à courre permet aux uns et aux autres de communier dans le plus noble des sports.

Après avoir fréquenté pendant de nombreuses années toutes sortes de chasseurs au chien courant, j’ai conservé pour eux beaucoup d’estime, et tant d’affection ...

Un veneur aime la chasse dès son berceau, car on naît et on ne devient pas veneur ; qu’importe son origine, sa position sociale, il n’a dans le cœur qu’un amour, qu’un but de l’existence : chasser à courre. Et, s’il se montre habile dans cet art difficile, s’il le pratique en gardant les usages et les traditions, s’il se conduit enfin en vrai disciple de saint Hubert, il trouvera parmi le monde de la vénerie, avec l’accueil réservé aux bons chasseurs, la compréhension la plus entière.

À un de mes premiers voyages en Vendée, un homme charmant, qui fut un de mes maîtres en cynégétique, me fit connaître un phénomène extraordinaire. Il est bon, je crois, de conter son histoire. J’ai vu un veneur — il est difficile de lui donner un autre nom — habitant un petit village du Bocage où il vivait d’un commerce très modeste ; il était épicier, s’il m’en souvient bien. Épicier dans un village ne vous permet guère d’entretenir des équipages imposants, vous l’imaginez facilement ; cependant notre homme, dévoré par le démon de la chasse et surtout de la chasse à courre, faisait des prodiges d’économie afin de nourrir trois briquets vendéens qui formaient sa meute.

Quand je l’ai vu, il approchait de la cinquantaine ; un de ces Français quelconques dont le signalement (à part les grandes moustaches) est comme l’homme : moyen partout.

Depuis vingt-cinq ans, il prenait très régulièrement son permis de chasse, mais ne possédait pas de fusil.

Son attirail cynégétique ne comprenait qu’une trompe, une veste à l’imposante poche-carnier (destinée à contenir les vivres de réserves ...) et ses trois briquets délurés et pas si mal que ça.

Le jeudi et le dimanche, quelque fût le temps, notre enragé quittait sa maison à la pointe du jour ; il avait mis un fort casse-croûte et un litre de « petit gris » dans sa poche-carnier, ses trois chiens le suivaient gaillardement, bien sous le fouet qu’il tenait à la main, tandis qu’il empoignait sa trompe et éveillait le village endormi par une Sortie du Chenil ou Un départ pour la chasse, sonnés à pleines lèvres.

Puis il partait en quête. Dans cet aimable pays vendéen, où on rencontrait alors de si nombreux petits équipages de lièvre, on pouvait ainsi trôler sans que personne n’y trouve à redire. Et les briquets rapprochaient, et la trompe de notre enragé ronflait, tayautait, soupirait à plaisir. Et ainsi ce déshérité dans la hiérarchie cynégétique chassait toute la journée, soutenu par sa foi et quelques accolades de « petit gris » ...

Il s’amusait comme un roi ; allant sans grand espoir de prendre, car on ne prend pas des lièvres avec trois chiens, si bons soient-ils. Pourtant cela lui arriva, par quelque jour de bonne terre, de voie excellente, enfin de ces jours bénis que saint Hubert dispense de temps en temps, pour récompenser ses fidèles et exalter — comme si c’était nécessaire ! — une foi des plus active.

Vous représentez-vous notre fanatique pendant ces minutes enivrantes ? Le voyez-vous, dans un de ces petits champs vendéens, si drôlement entourés de talus et de haies, sautant par-dessus l’échallier, pour courir à ses chiens qui viennent de saisir leur lièvre ? Il le leur arrache, mais il les embrasse, les complimente, les cajole ; il tire son couteau, dépouille son animal, puis, gardant le râble et les cuissots pour un civet futur destiné à amadouer la « bourgeoise », il fait avec le reste curée à sa meute. Il sonne à perdre haleine toutes les fanfares rituelles ; il finit le litre de gris, et il retraite triomphalement en sonnant encore fanfare, à s’en rompre les poumons.

Certains peuvent se moquer de ce veneur. Il y a pourtant peu de différence parfois entre le grotesque et la poésie. Don Quichotte aussi était ridicule et pourtant ...

Partir à l’aventure pour l’amour d’une femme inconnue, délivrer une jeune prisonnière, libérer des forçats enchaînés, se battre contre des géants, tout cela pour les beaux yeux de Dulcinée, n’y a-t-il pas de quoi tenter un poète ?

Mon épicier vendéen était une sorte de poète, et j’aime beaucoup les poètes.

La chasse, du reste, pour tant de nous, n’est que prétexte à rêver dans l’action.

Et, quand je songe à tous les beaux laisser-courre, aux grands équipages, aux brillantes assemblées, j’ai souvent une pensée attendrie pour ce Don Quichotte de chez nous.

Guy HUBLOT.

Le Chasseur Français N°620 Juin 1948 Page 101