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La valeur des conquêtes

Quand nous avions gravi la pente raide du plateau, le soleil devait déjà monter comme un ballon derrière la montagne d’Alaric, teintant de rosé la garrigue, car le ciel s’éclairait lentement, et nous pensions être en retard.

Il avait maintenant parcouru la moitié de son arc et semblait immobilisé au-dessus de nos têtes, dardant ses rayons africains sur ce désert palestinien ; prisonniers de ses feux, ruisselants sous nos casques de liège, nous cherchions quelque chêne vert pour souffler un instant sous son ombrage maigre, harassés de chaleur et de soif : nous chassions le perdreau, un matin de septembre, en Corbières.

Au flanc abrupt d’un mamelon pelé, nous avions trouvé l’oasis espérée : une source, un figuier. Oh ! pas de ces figuiers aux feuilles grasses et larges comme des assiettes, sous lesquels il fait bon s’allonger pour la sieste ; ceux-là n’engraissent que dans les jardins du village ; mais un maigre figuier de garrigue, aux feuilles clairsemées (mais aux fruits combien plus savoureux !), dont les racines disputent à celles des garrouilles leur place sous les pierres. Quant à la source ... c’est un nom bien prétentieux pour désigner cette goutte d’eau qui tombait toutes les trois secondes dans le quart de fer blanc que nous tendions à tour de rôle comme des mendiants, à la paroi de ce rocher brûlant ! Nos chiens baveux léchaient voluptueusement l’algue humide et spongieuse que nous foulions de nos semelles de chanvre pour rafraîchir nos pieds. Et puis, ayant récupéré un peu d’humidité, nous nous assîmes sur une pierre, nos fusils près de nous, nos trophées à nos pieds : cinq perdreaux, de beaux coqs rouges bien maillés.

Antoine en prit un dans sa main, lissa les plumes, pinça le bec entre le pouce et l’index et soupesa l’oiseau :

— Il fait plus de la livre, dit-il.

J’en pris un autre et dis :

— Celui-ci est plus gros. Ce sont pourtant des jeunes ! Et, nous les passant de l’un à l’autre, nous les caressions tour à tour, lentement, faisant durer le plaisir, trouvant dans cet instant la pleine récompense d’un épuisant effort : cinq heures de marche, d’escalades de rocs, de lents cheminements sur les parois verticales des ravins, sous un soleil de plomb, il nous restait encore une heure de marche à travers pierres et garrouilles pour rallier l’oasis du village, la maison fraîche aux volets clos où nous ferions un bon repas, en tête à tête. Là, nous commenterions nos erreurs de tactique, notre victoire sur cette compagnie d’élite qui avait franchi quatre fois le ravin, nous entraînant quatre fois à ses trousses, se relevant hors de portée chaque fois que nous parvenions, essoufflés, sur la crête, et puis enfin que nous avions vaincue, l’ayant acculée sous quelques chênes verts : nous en avions eu trois. Mais nous savions que, là, dès que, débarrassés de nos vêtements mouillés par la sueur, nous aurions déposé nos trophées sur la table, ceux-ci cesseraient d’être nôtres à l’instant même où la maîtresse de maison les confierait à la fraîcheur de la cave. Tandis qu’ici, sous ce maigre figuier, sur les lieux mêmes de nos victoires, nous n’étions pas aux termes de nos joies, nous étions dans l’essence même de nos joies, les prolongeant selon notre bon plaisir, seuls maîtres d’en fixer la limite, de décider de nous en tenir là ou de tenter de livrer une autre bataille ; seuls maîtres aussi de fixer le plan de celle-ci, de remonter sur le plateau, d’en inspecter les flancs, ou de descendre dans la plaine. Seuls maîtres de nos pas, après Dieu, sans limites ; seuls dans l’immensité de cette chasse libre de quatre cents kilomètres carrés, sans qu’un garde nous dise : « N’allez pas plus avant, vous n’êtes pas chez vous. »

C’est alors qu’Antoine m’ouvrit son cœur et me fit ce récit :

— Pour bien « se régaler », à la chasse, il faut être deux, sans plus ; mais deux qui se comprennent, et, pour se comprendre, il faut être du même terroir, sentir de la même façon, avoir goûté les mêmes joies dès le début et priser celles-ci à leur valeur réelle. Il ne suffit pas d’être amis, même si l’amitié est née en raison de la chasse, il faut comprendre celle-ci de la même façon. Écoute-moi.

» Quatre ans de souffrances communes derrière les barbelés ou dans les Kommandos, ça compte, ça forge une amitié que rien ne peut plus effacer. Celle qui me lia ainsi à Jacques C ... avait en plus une autre base : nous étions chasseurs tous les deux, et il ne se passait pas de jours, que nous n’évoquions chacun nos souvenirs de chasse et nos espoirs de reprendre un jour le fusil derrière un chien d’arrêt. Jacques est de Normandie ; il m’éblouissait en me racontant ses tableaux de plusieurs douzaines de pièces ; moi, je n’avais à lui opposer que des tableaux qui lui paraissaient bien piteux, et je n’arrivais pas à lui exprimer pourtant toutes les joies que j’avais cueillies en poursuivant nos sauvages perdreaux des Corbières. Nous nous étions promis de nous rendre visite après notre libération, dont nous ne doutions pas.

» C’est moi qui fis le premier pas, l’an dernier. Mon brave Zob, ce bon vieux braque que tu vois là, s’était entretenu en chassant un peu, pendant ma captivité, avec Louis, à qui je l’avais confié ; je l’emmenai. Lorsque je vis que nous étions vingt-cinq chasseurs avec quatorze chiens divers, j’en conçus bien une inquiétude ; mais je me dis que, dans une chasse organisée, tout devait être prévu pour que chacun puisse chasser sans gêner son voisin. Jacques me demanda d’abord si je préférais marcher ou me poster. Cette question me parut étonnante puisqu’on ne m’avait pas parlé de battue, mais de chasse, et que j’avais un chien. Comment pouvais-je concevoir qu’on chasse sans marcher ? Je marchai donc ; nous étions quinze, en ligne, et c’était à celui qui gueulerait le plus. Jacques m’apostrophait parce que je ne criais pas, moi aussi. Tu te rends compte, nous qui chaussons des sandales de corde pour ne pas effrayer le gibier ! Les chiens couraient dans tous les sens, et chacun appelait le sien ; mais tu penses s’ils s’en donnaient à cœur joie ; ils étaient fous, et mon vieux Zob n’y comprenait plus rien. À un moment, il y eut une telle fusillade sur des lapins que j’eus plus peur qu’à la guerre ; je me planquai derrière un arbre, tandis que mon voisin, ne prenant même pas la peine d’épauler, un genou à terre, tirait dans tous les sens, au ras du sol, à bras tendus ! Puis le chef d’escouade criait : »En avant ! ... Appuyez à droite ... Avancez à gauche » ; c’était comme au régiment, aux manœuvres de groupe ; il fallait surveiller ses distances et garder son alignement. Lorsque le chef d’escouade nous rassembla pour traquer un autre « carré » (comme ils disent là-bas), je n’avais pins envie de marcher. Je fus posté dans un layon, je mis mon chien au down et je tirai le gibier qui passait à ma portée.

» Nous eûmes au tableau quinze faisans, dix-huit perdrix (c’est tout des perdrix là-haut ; ici, par contre, c’est tout des perdreaux, c’est drôle ! toutes des grises, pas plus grosses que des tourterelles), quatre-vingt-cinq lapins et dix lièvres !

» J’avais tué quinze pièces à moi seul ; ce n’était pas trop mal ; mais, le croirais-tu ? je n’en avais pas glissé une seule dans mon carnier : le garde s’en était chargé, croyant sans doute me faire grand plaisir. Alors, sentant toujours mon carnier vide, j’avais l’impression de n’avoir rien tué. On dirait que, pour eux, sentir le poids d’un carnier bien garni aux épaules, ça ne fait pas partie du plaisir. Ajoute à cela que tout le gibier fut mélangé et que celui qu’on me donna n’était pas celui que j’avais tué : tu comprendras qu’il ne me restait pour plaisir que celui de quelques jolis coups réussis ; mais ce plaisir, on ne te donne pas le temps d’en profiter, même pas celui de ramasser ta pièce : « En avant ... Avancez là-bas ! »

» Jacques me dit :

» — Alors, tu es content ? Tu ne vois pas cela chez toi, hein ? Il te faudrait sortir souvent pour faire un tel tableau !

» Je te l’ai dit, nous étions vingt-cinq. Je remerciai sincèrement mon ami de m’avoir fait connaître ce genre de chasse ; mais je ne lui dis pas que je le remerciais surtout de m’avoir fait mieux aimer le notre.

» Quand il vint, quelque temps après, me rendre visite, je l’amenai ici. Nous fîmes neuf perdreaux le premier jour, dix-sept en trois sorties.

» Je nous revois assis sous ce même figuier ; il était harnaché comme un grenadier ; il avait heureusement consenti à troquer ses grandes bottes de cuir contre des espadrilles que je lui avais prêtées ; mais il était claqué. Suivant le rite, comme aujourd’hui, je me plaisais à caresser un à un nos perdreaux. Jacques me dit :

» — Tu manipules ces oiseaux comme des bibelots précieux ; il est vrai que, chez toi, on les gagne !

» — Eh oui ! lui dis-je, nous les gagnons. C’est la façon de les gagner qui donne la valeur à nos conquêtes. »

Et Antoine ajouta :

— Vois-tu, malgré notre amitié, Jacques et moi, nous ne nous comprendrons jamais, et eux non plus, tous les chasseurs du Nord, ils ne nous comprendront jamais, nous, chasseurs du Midi !

J. CASTAING.

Le Chasseur Français N°620 Juin 1948 Page 106