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Les rogations

dans le folklore français

AINT MAMERT, archevêque de Vienne, au Ve siècle, consterné de voir son diocèse ravagé par des fléaux de toutes sortes, institua, au moment de l’Ascension, trois jours de prières, de jeûnes et de pénitences ; ces trois journées consacrées à demander au ciel des grâces pour les biens de la terre devinrent les Rogations. En passant, signalons que ce bon saint est bien connu en France ; il est, en effet, un des trois fameux saints de glace ; un dicton de l’Ain nous affirme qu’il faut se défier :

De saint Mamert,
De saint Pancrace et saint Servais,
Car ils amènent un temps frais,
Et vous auriez regret amer ...

On sait que la Saint-Mamert tombe le 11 mai.

Les Rogations devinrent vite une fête populaire, marquée dans de nombreuses provinces par des coutumes particulières, souvent émouvantes, parfois amusantes, toujours intéressantes à étudier pour celui qui aime le folklore de notre beau pays.

En Avignon, une très vieille tradition, qui s’est conservée fort longtemps, réservait aux bateliers le droit de transporter les reliques des saints sur le Rhône, le troisième jour des Rogations. À la suite de cette procession, l’évêque de la cité papale offrait aux nautoniers et « ribeyriers » un grand repas maigre de deux cents couverts. Nous possédons quelques détails sur ces repas, bien frugaux d’ailleurs. En 1364, les convives eurent à déguster : des épinards, des harengs salés, du poisson frais, des pommes et 600 pains ; la note de frais indique l’achat d’épices — fort prisées à cette époque— et de persil. L’année suivante, nous voyons qu’un notaire était chargé des fonctions de sommelier ; Giraud Ozille, tabellion de l’évêché, était, en effet, prié d’acheter 5 barrous de chacun de 46 pichets. On louait 200 couteaux, 200 écuelles, 200 plats, 25 pichets de terre et 204 gobelets de verre ; le trésorier, homme prudent, réservait dans ses comptes une certaine somme pour la casse. Le pain était fait par le propre boulanger de l’évêque ; les cuisiniers épiscopaux préparaient les mets. Dans un compte de 1366, nous relevons ce passage : « Donné pour l’amour de Dieu et à cause du surcroît de besogne aux cuisiniers de Monseigneur, Pierre, Terris et Jean, du consentement et par ordre de maître Pons, douze sous. »

Ces Rogations avignonnaises du Moyen Age sont fort curieuses ; elles nous montrent que l’évêque fut assez hardi pour instituer un repas en commun, jusqu’alors réservé aux païens, repas qui était mal vu par certains auteurs chrétiens, mais qu’il eut soin d’en faire un festin modeste, adapté aux circonstances.

Dans le pays chartrain, le clergé allait en procession à la fontaine de Saint-Audevoir, au moulin de la Roche, tout près de la paroisse de Jouy. C’est dans ce puits, tout près de l’Eure, que les mères venaient tremper leurs enfants malades ; un beau bas-relief d’ardoise, œuvre de M. Marchand, offert à l’église de Jouy par la société folklorique des compagnons de saint Vincent, est un des derniers souvenirs de cette coutume.

À Tulle, à la procession des Rogations, chaque chanoine portait traditionnellement un bâton à la main ; cet usage, dit un document de 1777, est de toute ancienneté. Il donna lieu, à la fin de l’ancien régime, à une discussion entre chanoines, discussion assez amusante d’ailleurs.

Dans les hautes Vosges, le beurre fabriqué pendant les trois jours des Rogations passe pour préserver de maladie les enfants auxquels on en fait manger ; on l’emploie aussi dans certaines familles comme onguent pour le mal de reins. On ne doit pas faire la lessive pendant cette période, car c’est mettre à la porte le maître de la maison. Un dicton lorrain dit :

Qui sème le chanvre aux Rogations
Doit l’arracher à genouillons,

c’est-à-dire qu’il sera si court qu’il faudra se mettre à genoux pour le cueillir.

Le temps qu’il fera le premier jour des Rogations, dit-on dans les Vosges, sera celui de la fenaison ; le second, celui de la moisson ; enfin le troisième, celui de la coupe des regains ou de la vendange. L’année sera des plus mauvaises si ces trois jours sont mouillés.

Tout près de Paris, dans le Hurepoix, il n’y a pas si longtemps, le prêtre bénissait les champs, on y plantait de petites croix. À Clamart, la confrérie de Saint-Vincent — patron des vignerons — allait en procession dans les champs ; le premier jour était consacré aux foins, le second aux moissons et le troisième aux vendanges. À Janvry, les fidèles allaient en procession également dans les champs, mais ils tenaient des « brandons » allumés à la main et répétaient sans cesse : « Rogations ... rogations. »

Dans le Dauphiné, nous trouvons cette fête tantôt baptisée Rogations — du latin rogatio, qui signifie demande, prière — et tantôt rovèson, doublet populaire de même origine.

Dans ce pays, comme d’ailleurs en Savoie, on croit aussi que le temps qu’il fait durant ces trois journées a une influence sur la récolte des foins, des céréales et des vendanges.

En Bourgogne, pays de traditions, le jour des Rogations, le curé allait bénir les puits et les fontaines ; les puits étaient, pour la circonstance, garnis de verdure et de fleurs. Sur la margelle, la ménagère avait disposé sur une nappe blanche un crucifix, un cierge, un verre d’eau, d’eau bénite, bien entendu, et un rameau de buis bénit avec du sel ; à côté, elle plaçait une offrande d’œufs et de beurre, offrande que le marguillier était chargé de recueillir. À Quincey, le prêtre bénissait les puits et les abeilles. Cette bénédiction de la ruche est conforme aux vieux rituels ; elle avait pour but d’obtenir de la belle cire vierge pour en faire les cierges destinés aux grands offices de la Chandeleur ou de Pâques. Notons, en passant, l’usage du sel, conforme, lui aussi, à la liturgie catholique, le sel purifie tout et exorcise les sorciers. À Magny-sur-Tille, on pense que le premier jour des Rogations était pour la bénédiction des blés, le second pour les avoines, le troisième pour les orges.

En Gascogne, la procession des Rogations a été décrite de délicieuse manière par Raymond Escholier ; les paysans avaient coutume de mettre un peu d’ouate aux guirlandes fleuries dont ils garnissaient les bras des croix, afin de permettre aux oiseaux de faire leurs nids. Ils plaçaient devant leur porte, sur une belle serviette blanche, des œufs et des haricots ; le curé bénissait ces derniers, et le sacristain prenait les premiers.

Les Rogations sont très fêtées en Flandre et en Hainaut. Dans l’arrondissement d’Hazebrouck, le curé bénit non seulement les terres, mais aussi les bêtes à cornes, les chevaux et les récoltes déjà engrangées. À Douai, avant la Révolution, à la procession des Rogations, faite par la paroisse Saint-Jacques, on portait au bout d’une perche un dragon doré, flanqué de deux gonfanons de soie écarlate ; ce dragon évoquait, dit-on, une vieille légende du temps de la peste.

Le Quercy nous offre, lui aussi, de bien curieuses coutumes. Dans la région de Cahors, on orne les croix où doit s’arrêter la procession et on y dépose des victuailles : œufs, pigeons, asperges, etc. Dans la vallée du Lot, on porte surtout des asperges ; dans les Causses, des œufs. Dans certaines paroisses, les croix sont recouvertes d’un crêpe, le prêtre récite un De profundis ou un Libéra ; un enfant de chœur ramasse la douzaine d’œufs que le village offre pour remercier le curé. Autrefois, les ménagères suivaient pieusement les processions. Avant de partir, elles garnissaient leur besace ; le premier jour, elles mangeaient du pain et un morceau de fromage ; le second, des noix ; le troisième, des figues et des prunes sèches. Dans la belle église abbatiale de Saint-Pierre de Moissac, durant les trois jours des Rogations, on bénit des bâtons blancs qui serviront ensuite de protection contre les maléfices et surtout contre la foudre.

Ainsi, dans chaque terroir de France, les Rogations donnaient lieu à de pittoresques cérémonies ; beaucoup ont disparu, victimes des révolutions et aussi parfois des arrêtés municipaux ; c’est un peu de l’âme de nos provinces qui s’est envolée au grand regret des folkloristes.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°620 Juin 1948 Page 143