Le jour n’en finissait pas de se lever ; un jour
de décembre, un jour d’hiver où l’aube livide, le ciel de plomb rendent
mélancoliques, mais avec un charme si prenant, les fourrés, les futaies et les
taillis d’une grande forêt. Car je suis dans une grande forêt avant l’aurore,
et, bien au chaud dans ma camionnette de chasse, je tire sur ma pipe qui
rougeoie en calmant le limier impatient qui s’agite derrière moi.
Sur la Grande Ligne qui s’étend à perte de vue et dont la
pénombre m’empêche de distinguer l’admirable rectitude, allée ferrée et tracée
autrefois pour le plaisir des rois de France, je n’aperçois que des bois noirs,
dominés par un ciel gris bleuté. Tout est silence, troublé seulement par un
rien de brise murmurant dans les branches dépouillées. Pour un profane cela
suerait l’ennui, mais, pour moi, je suis dans l’état bénéfique d’un mélomane
avant un grand concert.
Une lueur d’un rose violet a percé tout au loin ; déjà
on peut distinguer la ligne plus claire de la grande allée. Un vol de corbeaux
rase les arbres. Il est temps de se mettre en quête.
Aujourd’hui, je dois explorer un assez vaste canton,
délimité par la Grande Ligne, ayant à sa base un étang fort étendu
— quelque 70 hectares d’eau — et bordé d’un côté par la plaine.
Je cherche à prendre le vent afin qu’il puisse aider mon
limier, mais tout est calme et nous partons à l’aventure dans le jour
incertain.
Avez-vous fait parfois le bois en grande forêt en essayant
de détourner des grands animaux ?
Si cela vous est arrivé, il vous sera facile de nous suivre
dans nos marches dans les bois, maintenant endormis, car pour les bêtes
sauvages l’aube devient le crépuscule des hommes. Autrement vous aurez peine à
comprendre tout le charme envoûtant de ce rude labeur.
Je cherche une voie de sanglier, et les sangliers, après les
criminelles destructions qui suivirent la Libération, sont devenus rares dans
un massif forestier que j’ai connu assez vif pour faire le bonheur d’un
vautrait. C’est ce qui explique pourquoi veneurs et gardes sont nombreux ce
matin pour quêter dans une forêt de près de 6.000 hectares, c’est-à-dire à peu
près aussi vaste que Paris ...
J’ai le plaisir de travailler avec un excellent
limier ; c’est une chienne de cinq ans, blanche et orange, de 21 pouces
environ et qui rappelle, dans son type et sa silhouette, la fameuse Duchesse,
peinte par Oudry. Je l’estime beaucoup. Car, respirant la grande race et si
jolie à regarder, elle possède, de plus, un merveilleux équilibre mental. Très
fine de nez certainement, comme tous nos chiens français, mais surtout très
sûre, sage et secrète malgré ses grandes qualités de rapprocheur. Elle ne donne
que des voies de bêtes noires, se rabattant bien sur les renards, mais d’une
manière si dégoûtée qu’il n’y a pas à se tromper. Elle méprise souverainement
cerf, chevreuil et lièvre.
Mais j’ai tellement confiance en elle — et comme je
sais qu’elle sera découplée tout à l’heure avec le reste du vautrait— que,
pour ne pas la fatiguer inutilement, je l’ai libérée du trait et elle marche en
liberté devant moi. Je sais aussi que ce n’est pas l’avis du maître d’équipage,
mais toute ma vie j’ai été terriblement indépendant et j’aime jouer
— encore maintenant — avec la difficulté ...
Et nous cheminons de compagnie.
Allées, layons, routes, bordures de plaine sont parcourus
sans que nous croisions une voie de bon temps. Deux longues heures sont déjà
passées et je peste en moi-même contre ces « fusillots » qui ne
savent point exploiter des chasses en bons pères de famille. Le moment du
rendez-vous approche et il faut rejoindre la camionnette qui nous conduira à la
garderie où nos amis nous attendent pour un rapide déjeuner avant le moment de
nous mettre en selle.
Pour ce faire, je suis une allée herbue qui porte un nom
célèbre de l’histoire ; puis, tout à coup, alors que, désespéré, j’allais
prendre un layon transversal afin de me raccourcir, ma chienne se rabat
brusquement et saute au fort. Je n’ai que le temps de la rejoindre et de lui
passer la botte. Nous sommes dans un taillis d’une douzaine d’années, où pousse
un bois peu fourni, coupé de ronciers et de genêts. La chienne fait suite
hardiment. Le revoir est mauvais, mais elle tire à plein trait, sent à la
branche ; j’ai peine à distinguer sur le sol, dans l’amas des feuilles
mortes, un volcel’est incertain.
Prudemment, car le bois est clair et la voie semble très
chaude, je continue en cherchant une place favorable où je pourrai juger ce
qu’emmène le limier.
Voilà un endroit meilleur ; pas de végétation, une
terre noircie parsemée de plaques de mousse (une ancienne place à charbon sans
doute), et je distingue enfin le double croissant fatidique, et même
profondément marqué, les gardes donnant bien dans le sol meuble. C’est un
goret, et un goret qui doit peser dans les 200 livres si je ne me trompe,
bien vigoureux et bien courable.
Des sires de cette sorte ne sont plus des apprentis,
possédant la candeur du jeune âge et qui se croient en sûreté dès qu’ils ont
gagné leur bauge. Quatre ou cinq ans de vie forestière leur ont appris bien des
choses et il serait imprudent de continuer plus avant dans l’enceinte.
Nous regagnons donc l’allée et je brise haut et bas.
Cette partie de forêt m’est très familière ; j’y ai
beaucoup chassé à tir, surtout la bécasse, et je pourrais m’y diriger comme
dans mon jardin ; je sais que l’enceinte n’est pas très grande, mais que
dans le centre il existe des ronciers impénétrables où les sangliers aiment se
tenir.
Et voici la dernière manœuvre : faire le tour de
l’enceinte pour s’assurer que rien ne sort.
La chienne, qui se traînait dans les allées il n’y a qu’un
instant, est vraiment transformée. Elle en sait aussi long que moi, la jolie,
et joue, de tout son cœur de bon chien courant, ce terrible jeu où sa vie et
celle du sanglier que nous travaillons seront peut-être en cause tout à l’heure ...
Et, je l’avoue humblement, moi aussi, je joue le jeu avec
autant d’intérêt qu’à mes débuts, il y a bien des années.
Rien sur l’allée ; je prends un faux-fuyant en bordure
de plaine, et la chienne me donne une voie rentrante, le volcel’est me l’indique
sans aucun doute.
Maintenant nous tombons sur un chemin tournant ; là il
faut faire attention, car le sol est dur, et c’est une voie très fréquentée.
Nous allons avec prudence, les sens en éveil ; la chienne tout odorat, et
moi les yeux ouverts à m’en faire pleurer.
Mais saint Hubert est avec nous, pas de voie de sortie, et
je peux en conclure que notre sanglier est dans l’enceinte, qu’il est rembuché
pour tout dire.
Vous attendez la suite ? Vous croyez que, deux heures
après, et sur la foi de notre rapport, on découplait de meute à mort les vingt
anglo-français du vautrait ; qu’ils bondissaient sur la voie dans un
rapprocher emmené à plein train et que bientôt le ragot déboulait dans le
concert des voix déchirantes, les cris des hommes, la fanfare des trompes ?
Il en aurait pu être ainsi ; mais ce n’est pas ce qu’il advint. On
n’attaqua pas à ma brisée. Ce fut à une autre plus près du rendez-vous, où les
chiens furent mis aux branches. Ce prélude, en somme, fut une mesure pour rien.
Pour rien ? Est-ce bien sûr ? Pas pour moi
toujours, qui y avais vécu de ces minutes exaltantes dont on se souvient
— en bon sportsman — sans vaine mélancolie.
Guy HUBLOT.
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