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Carnets de chasse

— Te souviens-tu de certaine chasse aux halbrans sur un étang de Sologne, par un beau dimanche du début d’août 1896 ?

C’est ainsi qu’un vieux camarade se présentait à moi, trente-cinq ans après la journée qu’évoquait son carnet de chasse et qui restait gravée en ma mémoire. Tous deux, en plus de la fidélité des souvenirs et des amitiés anciennes, nous avons le repère de notes précises, plus ou moins détaillées, et d’éphémérides concernant notre commune passion de coureurs de plaines et de bois, de fervents de la sauvagine.

Je veux bien croire que nombreux, très nombreux sont les disciples de Diane à tenir semblables livrets. On y puise, avec le retour au passé, d’utiles indications sur les jours fastes ou néfastes, sur les saisons plus ou moins favorables à tels passages, à tels tableaux, à tels ou tels coups d’adresse, sans oublier les malchances, les occasions manquées.

Dès le début de nos premières armes, l’ami à qui je faisais allusion notait comme je l’ai toujours fait, jour après jour, le résultat de chaque sortie. Le tableau figurant dans la Chasse Illustrée m’avait servi de modèle : lièvres, lapins, perdrix, cailles, râles, faisans, etc., en colonnes verticales, pour terminer par le gros gibier : chevreuils, sangliers, cerfs, biches, et par la colonne des divers qui englobe tout ce qui n’est pas encore mentionné, notamment l’abondante phalange des oiseaux de mer, des animaux nuisibles, des pièces rares ou inhabituelles. Tandis qu’en lignes horizontales figurent le lieu de la chasse, la date, le nombre de coups de fusil et le gibier perdu.

Mon ami assortit ce carnet de brèves indications sur le tableau total de chaque chasse avec les noms des participants. Il s’en est fallu de peu qu’au cours d’un violent bombardement de juin 1944 ces précieuses notes ne subissent le sort de l’immeuble qui les abritait, et qui fut bouleversé de fond en comble ; nous les avons retrouvées sous les gravats.

En relisant votre carnet de chasse vous aurez certainement présents à l’esprit quelques exploits dont vous pouvez, à juste titre, être fier. Les doublés sont du nombre. Il en est de classiques : deux perdrix, deux canards, même deux chevreuils ou deux sangliers ; de plus difficiles : deux bécassines, deux grives, deux alouettes au cul levé ; de moins fréquents : deux lièvres, deux cailles, deux faisans au chien d’arrêt. D’autres sont vraiment inattendus, que j’ai vu réaliser et que j’ai consignés ; lapin et bécasse, lièvre et bécassine, caille et râle de genêts, canepetière et caille, perdrix grise et perdrix rouge, bécasse et bécassine.

En battue, de même qu’au marais et sur le littoral, les doublés s’inscrivent fréquemment sur nos tablettes, ainsi que les coups doubles ou triples, sinon plus, dans les bandes d’oiseaux de passage. Une jeune chasseresse, à ses débuts sur les chevreuils, a réalisé devant moi, sans le chercher, un coup double aussi rare que non prémédité sur une chevrette et son chevrillard, celui-ci s’étant, juste au moment du coup de feu, démasqué près de la chèvre qu’il suivait. Voilà qui marque dans un carnet de chasse.

Ce qui ressort également d’une statistique d’apparence un peu sèche, c’est la proportion du gibier tué par rapport au gibier tiré, ainsi que des pièces perdues. Mais, attention ! Ne portons en cette dernière colonne que le gibier vraiment tombé et non retrouvé, à l’exclusion d’autres pièces dénotant une blessure tout en continuant leur fuite. Huit pour cent est une proportion qui n’a rien d’excessif quant au gibier perdu par rapport au gibier tué, rapporté ou ramassé. Cela dépend du chien, bon ou mauvais retriever, mais aussi du maître qui a su dresser sur ce point son fidèle auxiliaire, dont il ne brise pas les initiatives, l’obligeant, par exemple, à battre des broussailles quand la perdrix démontée a tout bonnement pris le large dans un guéret voisin. Quant à la proportion de pièces tuées au regard des pièces tirées, tout dépend du genre de chasse que l’on pratique ; en moyenne, le tiers me semble honorable.

Ce carnet de chasse existe, pour la chasse à courre, dans maints équipages. Il ne s’agit plus uniquement d’adresse, mais de l’art de la vénerie. Le livre des prises offre un intérêt certain pour mettre en relief les qualités de la meute, la science des veneurs, les difficultés du laisser-courre. J’ai feuilleté plusieurs de ces documents, accompagnés des plans de forêt sur lesquels chaque parcours était relevé. On y constate généralement des similitudes frappantes entre les refuites des animaux selon l’endroit de l’attaque, la situation des étangs, des rivières, la tenue des bois détachés et celle des principaux massifs. Cela surtout pour le courre du cerf ; si bien qu’en certaines régions, comme l’Yveline, des routes de débucher étaient rattachées à la forêt qu’elles reliaient, par les voies le plus fréquemment suivies, à des buissons dispersés. Un cerf attaqué dans un canton déterminé se faisait prendre presque à coup sûr dans tel grand étang.

D’autres avantages du carnet de chasse bien tenu découlent des comparaisons que l’on peut en tirer vis-à-vis d’époques reculées. Je consulte parfois le livret de mon arrière-grand-père qui chassait en Sologne blésoise sous la Restauration et j’y trouve des tableaux qui ne dépassent pas sensiblement ceux réalisés de nos jours. Toutefois les sorties étaient plus brèves, le gibier bien moins traqué : il ne s’agissait pas alors d’acquérir à la course des perdreaux, que l’on préférait lever posément à l’arrêt d’un braque ou d’un sage épagneul. Autre temps, autres méthodes, celles-ci dérivant de contingences dont nous n’avons pas toute la maîtrise.

Fréquemment on discute sur les chasses d’autrefois. Un carnet soigneusement annoté donne, sous ce rapport, des certitudes. Dans les domaines où de grandes chasses sont pratiquées de longue date, le relevé de chaque tableau mérite une sérieuse considération. Mais, pour les modestes sorties du chasseur moyen, l’intérêt n’est pas moindre ; et je voudrais que souvent, bien souvent, nos réunions d’automne et d’hiver soient agrémentées par des récits puisés à la source authentique des notes quotidiennes inscrites avec une entière sincérité.

Pierre SALVAT.

Le Chasseur Français N°608 Août 1948 Page 147