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Un soir, au marais

Samedi 6 mars.

« À 15 heures, m’avait-on dit, si le cœur vous en dit, je vous prends au Bar de l’Auto. Nous aurons encore le temps de chasser un peu avant la passée du soir ; il y a quelques bécassines et, bien que ce ne soit pas encore tout à fait le gros du passage, pas mal de marouettes. »

Deux mois que mon fusil était dans son étui et mes cuissardes pendues dans leur coin. Deux mois que mon chien se morfondait à faire d’interminables tours de terrasse et de jardin et à tomber en arrêt devant la tortue ou les petits lézards gris courant sur les murs ou dans les buis des bordures. Une telle offre ne pouvait me laisser insensible et m’avait transporté d’aise. Aussi étais-je, à l’heure fixée, au rendez-vous, où je dus attendre une bonne demi-heure, mon « chauffeur » ayant eu quelques difficultés, au départ, avec sa voiture. Les cinq ou six lieues qui nous séparaient de la chasse furent vite franchies, et, peu après, nous quittions la route pour arriver aux « mas » par un chemin cahoteux coupé d’immenses ornières où la voiture valsait ferme. Heureusement que le terrain était sec, car, lorsqu’il est détrempé, il doit falloir une rude poigne pour tenir le volant.

Ce n’est pas absolument la Camargue, la vraie Camargue géographique, puisque celle-ci se trouve enclose entre la mer et les deux bras du Rhône. Mais le pays n’en est guère différent, puisqu’il se trouve limitrophe du Petit Rhône sur la rive droite, et son aspect en est le même. Les bâtiments du mas sont bas, comme pour donner moins de prise au mistral ; les murs, les tuiles de la toiture paraissent décolorés, comme mangés par le soleil. En face, bordant le chemin, un large fossé le long duquel se dressent d’immenses chênes et peupliers argentés qui doivent être au moins centenaires. Cinq minutes d’arrêt pour laisser à mon compagnon le temps de prendre son fusil en dépôt chez le fermier, et l’on repart en faisant de grands sauts pendant une centaine de mètres. La voiture est vieille, mais doit avoir de fameux reins pour accomplir impunément et sans casse de pareilles prouesses qui tiennent de la haute voltige et mettent à mal l’estomac de mon pauvre chien ! Puis un coup de volant à droite et nous voilà sur le pré. On roule un peu sur le terrain mou et nous nous arrêtons enfin à l’angle droit formé par deux canaux qui se coupent. Dès les portières ouvertes, les deux chiens sont déjà à barboter. Le mien semble fou, depuis le temps qu’il n’a vu l’eau. Surtout qu’il fait une température presque estivale qui invite à la baignade : un chaud soleil, pas le moindre vent et un ciel d’une pureté incomparable. Une chose, cependant, fait comprendre que ce n’est encore que le mois de mars : l’absence de feuillage aux arbres et ... de moustiques dans l’air. Mais quel vacarme autour de nous ! Crapauds ou grenouilles ? Je ne sais, mais mon compagnon me dit que ce sont des crapauds. Ils doivent être légion, à en juger par le bruit formidable qu’ils font. Jamais je n’ai entendu pareille chanson, si on peut, toutefois, appeler ça chanson.

On se met en chasse. Nous suivons, chacun d’un côté, un fossé où croissent, épais, des roseaux d’étang. Un, deux arrêts, mais rien ne se lève. Les râles sont trop durs à lever là dedans, car ils courent le long des berges, plongent et ne veulent pas se montrer. Nous délaissons alors les fossés pour les joncs. Ce sera peut-être moins ardu. Et bientôt les chiens trouvent, mènent, tournent les touffes ; j’aperçois soudain un oiseau courant entre les joncs, passant d’une touffe à l’autre. Enfin, bloqué par les deux chiens et les deux chasseurs, il s’enlève de mon côté ; je le laisse filer un peu. Pas assez, cependant, car mon coup de huit le met en piteux état. Un moment, nous nous amusons ainsi avec plus ou moins de bonheur à leur poursuite. Mais, de loin, part une bécassine, puis une autre.

Les deux éclairs d’argent, dont mon regard était depuis si longtemps privé, font vivement battre mon cœur. Et, laissant les marouettes, je vais à la recherche des belles au long bec. Hélas ! Qu’ont-elles donc à me fuir ainsi à pareille distance ? Impossible d’en approcher une à portée. Caprice d’oiseau qui, vous le savez, est d’humeur bizarre et dont on pourrait dire, sur l’air de Rigolelto : « Souvent elle varie, bien fol est qui s’y fie. » Les belles, aujourd’hui, ne sont pas dans un bon jour. Tant pis pour moi. Mais comme j’aurais aimé contempler leur plumage velouté et tenir, dans ma main, leur joli corps sans vie !

Au loin, deux busards passent, rasant le marais, plongeant derrière les roseaux, remontant dans l’air bleu, cherchant quelque éclopé dont demain on trouvera les plumes. Et le soir vient. Déjà, au couchant, derrière la ligne d’arbres limitant l’horizon rectiligne et plat, le soleil a disparu, laissant un ciel flamboyant qui jette des reflets d’or et de pourpre sur les flaques et les prés recouverts d’eau. Il va falloir aller prendre place pour la passée. Mon hôte me montre, à une portée de fusil, un poste au milieu du marais. « Allez là-bas, car ça y passe bien, me dit-il ; moi, je reste vers cet arbre. »

Barbotant, je gagne l’endroit indiqué, un emplacement entouré d’une petite barrière de joncs, avec une botte de paille et un siège fait d’un bout de planche fixé, par le centre, sur un piquet planté en terre. On y tient l’équilibre tant bien que mal, les pieds dans l’eau. Mon chien se couche sur la botte de paille.

Une immense sensation de solitude se dégage de ce paysage sans limites, fait de marais, de joncs, de lignes de roseaux et de grands arbres se profilant au loin. Le ciel paraît plus immense encore eu égard à la perspective de ces terres plates à l’infini qui vont, vers le couchant, se perdre vers la mer. La lumière baisse. Par-dessus tout, couvrant tout bruit qui pourrait s’élever de ces solitudes, le cri ininterrompu des multitudes de crapauds monte, monte, toujours sur la même note rauque et triste, comme une longue plainte sans fin. Il s’en dégage une impression hallucinante, qui vous oppresse. On voudrait presque les faire taire. Tels les seigneurs d’autrefois faisant, toute la nuit, battre l’eau avec des bâtons par les pauvres manants asservis. J’essaie de ne pas entendre et fixe le ciel qui s’assombrit. Sur ma gauche, en trombe, mais trop loin, passe une volée de sarcelles : une vingtaine. La passée commence toujours avec elles. Sur ma tête deux grandes ailes rament lentement : un héron que je laisse passer, n’aimant point les massacres inutiles. La lumière baisse toujours. Derrière moi, c’est déjà l’ombre où naissent les étoiles. Mais en face subsiste encore un reste de clarté qui s’atténue peu à peu. Deux ombres rapides et encore floues s’approchent, puis se précisent : deux canards qui paraissent venir droit sur mon affût. Hélas, mon chien a bougé et leurs petits yeux vifs ont vu sa robe claire. Un crochet les éloigne. À tout hasard, je tire quand même, sans résultat probablement. Cependant, j’entends au loin comme une chute dans l’eau : se seraient-ils posés ou l’un d’eux aurait-il fait la culbute ? Mais je ne connais pas assez le marais, où je viens pour la première fois, pour aller m’aventurer dans la nuit et risquer le plongeon dans quelque fossé. De temps en temps, au loin, un coup de feu assourdi retentit. Brusquement, quelques ombres tombent à vingt pas de moi ; canards ou sarcelles se sont posés, mais dans les joncs, où je ne puis les voir. Je reste là, immobile, retenant mon souffle, le fusil braqué dans leur direction ; peut-être l’un d’eux bougera-t-il et découpera-t-il sa silhouette sur le clair d’une flaque. Les minutes s’écoulent, mais rien ne bouge. Seuls les crapauds continuent, dans la nuit, leur interminable et infiniment triste mélopée.

Là-bas, mon compagnon a tiré. Ici, plus rien ne passe. D’ailleurs, on n’y voit plus. Autour de moi seulement luisent encore quelques flaques qui semblent avoir gardé un peu de lumière. Quelques étoiles s’y reflètent.

« Ho ! ho ! ... Ho ! ho ! ... »L’ami m’appelle, sa voix traîne sur le marais, venant mourir jusqu’à moi. Sa lampe jette une lueur dans l’ombre et me guide. Nous nous rejoignons. Et c’est le retour vers la ville, dont nous apercevons bientôt les lumières scintillantes et entendons la sourde rumeur. Mais j’aime encore mieux la lueur des étoiles Et la plainte sans fin et triste des crapauds.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°608 Août 1948 Page 150