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Pâques marocaines

Un commandement rauque vient de jaillir devant le bungalow, sur l’esplanade torréfiée de soleil : Achtung ! Marsch ! ... Links ... rechts ... links ... rechts ... links ...rechts ... Une section de S. S. qui s’en va cueillir la tomate, au pas de parade.

Un rai de lumière filtre à travers l’incarnat des stores et tire un reflet de mon fusil pendu au râtelier d’armes. Il est temps de m’arracher à la sieste, dehors j’entends déjà Maxence, attentif au départ des équipes. On ne chôme pas au domaine de Souk el Had des Chorfas, où je suis venu passer les fêtes chez ma nièce Isabelle.

J’ouvre ma baie toute grande, la lumière crue inonde l’immensité des blés verts et pénètre dans la chambre avec les mouches. Au long du chemin descendant vers la plage, les pâtures déploient un arc-en-ciel de soucis orangés et de fleurs des champs. Plus bas, c’est le long sillon de grasse terre noire fertile en primeurs qui prendront l’avion pour Londres ou Paris, la terre d’alluvions où le ruissellement des pluies s’amasse en dayas saumâtres. Au delà, regardant naître le soleil et reflétant dès l’aube toute la chaleur du jour, c’est la haute dune désertique, perpétuellement balayée, torturée par le souffle géant du large, mouvante encore, à peine fixée par les touffes rêches du diss et les pointes des roseaux nains. Ensuite, il n’y a plus rien que la plage sans fin, la longue houle atlantique, le ciel décoloré de chaleur, et l’infini.

Les feldgrau ont pris le pas de route, ils descendent vers leurs occupations pacifiques ; le vent m’apporte des bribes d’un chœur à deux voix. Dans le chant des prisonniers, j’ai reconnu les tons nostalgiques du Roi de Thulé, chanson triste, éclose sous un ciel froid, aux bords d’une mer grise — Islande ou Baltique — d’où le printemps même ne tire nul éclat.

Les mers vers lesquelles s’en vont à présent les oiseaux pour leurs épousailles, car la chaleur naissante n’en laisse guère ici, je l’ai vu ce matin. J’étais rendu dès avant l’aube au chapelet des dayas, avant que le mouvement des travailleurs dans les cultures proches n’ait rien dérangé. Pas de canards, j’ai tout juste réussi quelques barges picorant sur les vasières, une svelte échasse blanche et noire aux longues jambes carminées, et vu de loin quelques culs blancs s’envolant en un « Plii ... ouitt ! ... » moqueur.

Puis le soleil a paru, et la troupe jacassante des fatmas avec lui. Telle une procession de fourmis vêtues de linge sale, elles charrient sur leur tête les lourds couffins de tomates, de pois, d’asperges, d’aubergines, de courgettes, et vont déverser leur cueillette aux camions de la route, sous la surveillance de leurs « caporaux » masculins.

Il faut m’éloigner de ce grouillement bavard et gagner la plus lointaine des dayas, perdue au milieu de pâtures salines et de joncs marins. Sa solitude la rend très vive en sauvagine, si les petits pâtres n’ont pas joué à mettre les oiseaux sur l’aile. J’avais oublié les projets grandioses de Maxence et des Ponts et Chaussées, la vue d’un chantier de forçats marocains travaillant sous le fusil des moghrasnis me les rappela. Un formidable canal de drainage traverse l’étang. Déjà son eau n’est plus que boue. L’hiver qui vient, il ne restera plus qu’un bel humus noir, allégé d’un peu de sable de dune, et les cageots de fraises s’envoleront à Noël pour orner la table des pays à change élevé. Oui, mais la chasse ? Que devient-elle là dedans ? Un coup de fusil dans un volier de sarcelles ne vaut-il pas cent fois la plus belle des fraises à dix dollars le kilo ? Pourtant, certains m’ont affirmé qu’il vaut mieux des champs de primeurs que des marécages à moustiques. Finalement, je ne sais plus qui croire !

Je m’en revenais, dépité, lorsque de loin Cacciaporco, un prisonnier sicilien en chemise noire, le boute-en-train de la ferme, me héla :

— Ho hop ! signor commandatore, véné, véné ça, presto, presto !

Pour lui, tout parent du patron est au moins commandeur. Il menait un énorme tracteur au long d’une mare condamnée elle aussi ; plus à l’aise au volant de son Dodge que naguère, dans le désert libyque, claquemuré dans la tourelle de son blindé. Devant lui son capot s’enlevait avec un puissant vrombissement de moteur, il roulait, tanguait, montait par-dessus les joncs et les salicornes, les socs avalaient cette verdure ligneuse, la bousculaient, l’enfouissaient sous la lourde terre noire. Un vol de pique-bœufs, petits hérons d’un blanc immaculé, suivait à quelques pas, piétant dans les sillons, friands de vermine, comme chez nous la volature d’hiver derrière la charrue sur la glèbe froide.

Ce n’était certainement pas pour eux que l’homme me hélait. D’abord, en terre d’Islam, le pique-bœuf est un oiseau sacré, et puis il est si coriace qu’il vaut mieux manger son pain sec. De fait, lorsque j’eus rejoint, j’aperçus neuf souchets se soleillant au ras de la berge : cinq modestes canes en livrée terne et quatre malards resplendissants de leur plastron de neige et de leur tête verte. Des mains autant que de la langue, Cacciaporco traçait notre plan de bataille, pour conclure d’un geste grandiloquent :

— Âllora ! il signor commandatore, pan ! pan !

Le tracteur reprit son ronflement, dévia, longea la rive, le seigneur que je ne suis pas se camoufla derrière sa masse puante, roulante et ronflante et fit : pan ! pan ! Trois canards restèrent sur l’eau, un quatrième l’avait à peine quittée que mon plomb l’y rabattit. Du coup, mon paquet de cigarettes changea de maître :

— Grazie, mille grazie, signor ...

Je m’en fus ; de loin, j’apercevais Maxence sur sa jeep, l’œil à tous ses chantiers. Il me prit au passage. L’heure du déjeuner approchait, mais, avant de regagner la ferme, nous grimpâmes jusqu’auprès du petit marabout blanc où Sidi Moulay, protecteur de ces lieux, dort son dernier somme tout en haut de la dune. La jeep, cabrée, escalada la pente de sable mou, franchit des touffes de diss, écrasa des roseaux et nous arrêta sous trois grands palmiers dont les cimes, balancées dans l’azur, éventent le tombeau du saint. Des pêcheurs indigènes y tenaient marché en plein vent. Moyennant quelques douros, je choisis pour le déjeuner de belles soles, vivantes encore, et pour le dîner trois homards bleus en armures de samouraïs, agitant leurs pinces menaçantes. Nous allions démarrer : une tache insolite, fort loin sur la plage, retint mon attention.

— Voyez donc là-bas, Maxence, ce ne sont pas des mouettes ni des gabians ?

Les pêcheurs suivirent nos regards, nos hésitations :

— Ça, ci di canards, m’siou Maxas, cit jor d’hui y en a besef, besef, su’la mar.

— Dites, Maxence, si l’on y faisait un tour après la sieste ?

— D’accord.

16 heures. — La jeep dégringole la dune aride, ainsi qu’un gros scarabée freinant sur son derrière, elle pique du nez, je vois la plage en dessous de nous, presque à la verticale. Maxence est fou, il nous fera bien faire panache. Non, nous voici enfin d’aplomb sur le sol ferme.

Au sud-ouest, à travers une brume qui monte de l’océan, je devine la féerie blanche des murailles d’Azemmour suspendues au-dessus de l’Oum er R’bia, le grand fleuve du Maghreb. Le soleil, derrière un voile laiteux, paraît un fromage blanc. L’immense plage de sable dur, plate et nue, se fond doucement avec la mer étale. Au large, les rouleaux de la houle viennent briser à la barre, à intervalles réguliers, et déferlent en roulements de tonnerre. Par endroits un banc de roches perce le miroir de sable humide, tel le dos d’une énorme bête abandonnée par le flot. Il y en a même une, une vraie, une baleine échouée là depuis la dernière tempête d’équinoxe, les oiseaux de mer et les chacals n’ont pas encore fini de nettoyer ses trente mètres de viande pourrie ; on la devine de loin, à la nuée des mouettes à son en tour, et plus encore à l’odeur effroyable.

Nous-nous lançons, pare-brise abaissé. Dans le fusil, du 5 et du 7. Je laisse courir au ras de l’eau les bandes compactes de petits pluviotes et d’alouettes de mer : le robinet d’arrivée des cartouches canadiennes n’a pas encore inondé le Maroc au point de s’amuser à si menu gibier.

Un vol d’huîtriers nous défile en travers, avec un « huip ... huip ... huip ... » ininterrompu, le battement des ailes panachées les revêt d’un habit d’arlequin. Ce sont de bien jolis oiseaux, pourtant je les laisse aller, j’apprécie la saveur de l’huître, mais dans sa coquille et non dans un rôti.

Voici mieux : une dizaine de grands courlis — ce que les volailleurs parisiens ont le toupet d’offrir à leur clientèle sous le nom de « bécasses de mer ». Ils piquent le sable de leur grand bec en sabre courbe. Farouches, ils s’enlèvent de trop loin, puis, selon l’usage fréquent du gibier de grèves, font une volte au-dessus de la mer pour revenir en arrière, ils passent à portée : deux chutes, bon début.

La brume épaissit beaucoup, tourne au brouillard dense ; nos approches n’en iront pas plus mal. Une quinzaine de grosses boules grises dorment sur le sable, la tête sous l’aile ; je pense à de jeunes goélands en livrée. À trente pas, j’ai la surprise de reconnaître des milouins ; ils filent en vol ras de quelques mètres, puis fusent en chandelle ; deux tombent pile, un troisième s’en va vers le large, les ailes tendues, amerrir au diable. Perdu pour nous.

Un couple de garrots se lève d’un banc de roches. C’est immangeable, mais c’est tout de même du canard : je manque la cane, le malard s’abat au flot, l’aile brisée ; il plonge aussitôt, reparaît plus loin. Le temps de sauter de la jeep, d’entrer à l’eau, il n’est plus qu’un point noir, une petite tête émergeant, disparaissant. Le garrot, roi des plongeurs. Autant l’abandonner.

Une bande de pluviers dorés vient de me donner ma consolation.

Qui n’a mangé pluvier ni vanneau
N’a jamais goûté fin morceau.

L’on sait que le vanneau n’est là que pour la rime, mais pour l’autre, c’est vrai ! Ils étaient au moins deux cents trottant devant nous, vaguement inquiets de ce monstre qui roulait vers eux. Mon premier coup a balayé le sol, le second a fauché le papillotement des ailes soulevées. Halte, course aux blessés, relève des morts. Dix-sept au total, bien beaux dans leur plumage de noces, noir de jais au poitrail, tout grivelé d’or sur le manteau.

Plus loin, des chevaliers nous ont offert le curieux spectacle d’une fantasia guerrière. Ils s’affrontaient deux à deux, leurs collerettes multicolores déployées en boucliers, les becs minces pointés comme des épées. Ils se prenaient tellement à leur jeu que ni notre irruption, ni l’éclat du klaxon ne séparaient ces petits duellistes acharnés, et le même coup de fusil les unissait dans un même trépas.

Nous levions ainsi des voliers, au bord du flot mourant. Des pieds rouges surtout, qui s’enfuyaient avec un long sifflement : « Tui ... ou ... tiou ! ... » Ailleurs c’étaient des avocettes. Bien avant de les voir on entendait, dans le brouillard toujours plus épais, leur perpétuel aboiement : « Kleupp, kleupp, kleupp ! ... Enfin nous dûmes renoncer, le temps tournait à la purée de pois et se condensait en pluie fine, nous trempant jusqu’à l’os. Aussi bien notre course à l’oiseau nous a menés à cinq lieues des Chorfas, l’heure vient de quitter la buée marine, de repasser la dune et de retrouver l’air sec et le grand chemin.

19 heures. — La jeep triomphante franchit le portail du domaine. Selon l’usage marocain, des cordelettes tendues à son entour arborent le grand pavois : milouins, sarcelles au dos d’un bleu pastellisé, avocettes en demi-deuil, chevaliers de toutes races, pluviers, courlis, vanneaux, un colvert qui s’est laissé surprendre, un noir cormoran descendu alors qu’à la pointe d’une épave il gardait ses ailes rigides tendues en figure de blason, une blanche aigrette, trois siffleurs cueillis dans un petit vol — en tout septante-huit pièces.

La maîtresse de maison, souriante, a paru devant une haie d’hibiscus écarlates : « Bravo, la jeep ! »

Et son petit Henri, qui déjà sait parler l’américain, a jeté au ciel son vaste chapeau de paille et crié : Jeep ! jeep ! jeep ! hurra !

Albert GANEVAL.

Le Chasseur Français N°608 Août 1948 Page 153