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Cyclotourisme

Restaurants et casse-croute

Quand arrive la belle saison, les cyclotouristes bordelais se réunissent le dimanche pour rouler ; et comme il n’y a ni forêts (les landes brûlent, brûlent, brûlent, et les criquets ont remplacé les pommes de pin) ni montagnes, on va le plus souvent revoir la mer ou le bassin d’Arcachon, ou les étangs immenses et jadis silencieux. Ces jours-là, la proposition de déjeuner tous ensemble dans un restaurant est généralement accueillie par un silence glacial. Chacun entend échapper au coup de fusil, et il n’y a qu’à regarder la forme des sacoches pour se rendre compte qu’elles ont été consciencieusement remplies de vivres par ces cyclistes prudents et économes. L’heure venue d’ajouter au plaisir de la contemplation celui du casse-croûte, les sacoches s’ouvrent, et chacun dans son coin, sous son arbre, sur sa pierre ou près de son ruisseau, s’installe pour mastiquer en paix ... et sans frais. Après quoi on s’étend à l’ombre, on somnole, on traîne. En vain chercherait-on dans ces sorties la « température » des banquets, l’atmosphère de gaieté qui règne autour d’une grande table à l’issue d’un vrai repas. Quelques-uns en conviennent, mais aussitôt d’ajouter : « Les restaurants coûtent trop cher, nous n’avons pas les moyens. »

Très bien, mais enfin à combien leur revient ce casse-croûte si, comme c’est le cas pour presque tous, il se compose de produits d’alimentation achetés en ville ? J’ai eu la curiosité de faire le calcul approximatif en supposant que le cycliste type ait un bon appétit et entende bien le satisfaire. Voici le résultat que j’obtiens :

350 grammes de pain 12 francs.
Un demi-litre de vin 25
Deux œufs durs 32
Boîte de sardines ou pâté, saucisson 60
Biscuits ou fruits 35
 
Total
——
164
 
francs.

Une tranche de viande froide peut remplacer la conserve et des figues ou des dattes les biscuits, mais on arrive toujours à peu près au même total pour un repas froid de cycliste ayant fait 60 ou 80 kilomètres dans la matinée. Ajoutez à cela qu’après une heure ou deux de route il est rare qu’il n’attaque pas ses provisions, ce qui ne modifiera pas, soyez-en sûr, l’accueil qu’il leur fera à midi. Et je n’ai pas parlé de l’apéritif, aussi inutile ou nuisible que sacro-saint.

En bref, il dépensera entre 150 et 200 francs.

Et maintenant combien lui aurait coûté un repas chaud et confortable dans un honnête restaurant ?

À égalité absolue d’aliments, à peu près la même chose. Si c’est non un casse-croûte, mais un repas, mettons entre 180 et 230 francs avec vin et café.

La différence vaut-elle de manger par terre en compagnie des moustiques, couché sur le côté ou accroupi, en plein vent, et après avoir traîné depuis le départ bouteille, assiettes et vivres, quand le réchaud, la poêle et le filtre à café ne s’y ajoutent pas ?

Qu’on ne me fasse pas dire que c’est économique de manger au restaurant ! Si on apprenait à nos arrière-grands-parents qui faisaient de somptueux repas pour 3 fr. 50 que nous félicitons aujourd’hui l’aubergiste qui nous nourrit décemment pour 200 francs, ces pauvres vieux nous croiraient fous, même si leurs parents avaient connu les assignats.

Mais le coefficient 100 est là qui joue à peu près autant pour un saucisson tiré du sac que présenté sur une assiette. Il n’y a plus de vie bon marché. Il n’y a plus de repas du pauvre. Autrefois le pauvre mangeait des mets ordinaires, communs, mais il parvenait à se nourrir à peu de frais. Aujourd’hui, le pauvre peut à la rigueur déjeuner pour 50 francs (coefficient 50), mais à ce régime il mourra d’inanition.

Je me suis donc basé sur les prix que tout le monde paie aujourd’hui pour manger à sa faim, et mon intention n’est pas du tout de faire une réclame déguisée en faveur des aubergistes.

J’ai dit et je n’ai voulu dire que ceci : le repas « tiré du sac » est, à égalité absolue d’aliments, presque aussi cher que le repas à l’hôtel, et si celui-ci coûte davantage c’est généralement qu’il est meilleur et plus abondant, chaud servi, normalement présenté, et que vous le prenez à une table au lieu d’être assis sur votre pouce.

Mais je tremble, en signant cet article qui va certainement déplaire aux pique-niqueurs invétérés et impénitents dont la préférence pour le « tiré du sac » est fort défendable, mais que je voudrais voir groupés autour d’une bonne table pour le rétablissement de l’atmosphère des temps heureux où la cuisine n’avait même pas besoin d’« adoucir les mœurs » et où la « bonne auberge » faisait partie de toutes les excursions ... et de la vie !

À mon avis, le casse-croûte n’est indiqué que pour les longues étapes où l’on ne veut ni perdre du temps, ni se charger l’estomac.

Le temps gagné, s’il est entendu qu’on désire se presser et que c’est bien là le but, est considérable. Une heure au moins. Manger en vitesse et repartir. Et, naturellement, s’être levé à l’aube. À ce régime, on peut abattre ses 200 kilomètres par les longs jours, même à une très faible moyenne horaire. Mais je vous conseille, dans ce cas-là, de rouler seul ... Finalement, je suis partisan du casse-croûte solitaire, et de la tablée si l’on est nombreux. Quant au choix des aliments et au calcul du nombre des calories, c’est le rayon de notre cher Dr Ruffier, bonne fourchette et grand solitaire de la route.

Henry DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°608 Août 1948 Page 164