À quelques jours d’intervalle, dans le courant du mois de
novembre dernier, en Amérique et en France, viennent de disparaître deux
chevaux, plus exactement un cheval de pur sang et une jument trotteuse, qui
eurent, chacun dans sa spécialité, la plus merveilleuse carrière de courses que
l’on puisse imaginer.
Man-O’War en Amérique, Uranie en France, deux
« supercracks » de l’espèce chevaline, dont les noms brillaient déjà
au premier rang sur le Livre d’or des gloires du turf, réunis dans le même
destin fatal, reprennent une dernière fois la vedette, pour se rappeler au
souvenir de tous les sportsmen qui ont eu occasion d’assister et d’applaudir à
leurs prodigieuses performances.
Man-O’War naquit en 1917, au « pays de l’herbe
bleue », qui fait de si bons chevaux, chez son propriétaire, M. Samuel
Riddle, auquel il rapporta le chiffre record de 250.000 dollars, en
gagnant vingt courses sur les vingt et une auxquelles il prit part et en
s’attribuant cinq records mondiaux sur la vitesse. La seule défaite qu’il éprouva,
à l’âge de deux ans, alors qu’il débutait sur le turf, fut, d’un avis unanime,
la conséquence d’un départ malencontreux donné par un starter inexpérimenté.
Une autre fois, contrairement à son habitude, qui était de
passer le poteau d’arrivée en se jouant et devançant ses concurrents d’un bon
nombre de longueurs, voire de centaines de mètres, il fut mis sérieusement à
l’ouvrage et, pour une fois, imposa à ses nombreux partisans les pires émotions
et inquiétudes que peut connaître le turfiste convaincu, suivant des yeux et
accompagnant de ses vœux son cheval favori. Dans l’occurrence, le cheval
n’avait pas démérité, d’autant mieux qu’il gagna la course de deux longueurs,
mais à son excuse, s’il en était besoin, nous devons dire que son principal
adversaire ne portait que quarante-neuf kilogrammes, alors que Man-O’War
devait en porter cinquante-sept, énorme différence de poids qui constituait un
handicap considérable, le vaincu John P. Griev étant lui-même
un très bon cheval, spécialement « affûté » pour la circonstance.
Quand il courait à poids égal, avec ses concurrents, comme
ce fut le cas en particulier dans le Prix Belmont, l’épreuve classique
la plus sévère réservée aux chevaux de trois ans, la confiance qu’il inspirait
aux joueurs était telle que ceux-ci n’hésitaient pas à appuyer sa chance à la
cote de 1/100, c’est-à-dire, au taux de notre monnaie, en risquant cent francs
pour gagner vingt sous !
Mais il n’est pas de médaille sans revers et la réputation
grandissante du cheval lui valut d’être accablé sous le poids dans chacun de
ses engagements, tant et si bien que son propriétaire se décida à l’envoyer
prématurément à son haras de « Faraway-Farmes », près de Lexington,
où il a fait la monte pendant de nombreuses années, puisqu’il est mort à trente
ans, subitement, d’une crise cardiaque. Malgré des offres d’achat fort
tentantes, jusqu’à un million de dollars (c’était en 1921), son propriétaire
refusa toujours de s’en séparer, en hommage de reconnaissance pour toutes les
joies, honneurs et profits dont il lui était redevable.
The big red, le grand « rouge », ainsi
qu’il était désigné dans le langage populaire, était de taille élevée, 1m,65,
et possédait une robe baie cerise, d’un beau brillant, qu’un lad noir,
spécialement attaché à son service dès qu’il fut à l’entraînement, entretenait
avec autant d’amour que d’orgueil. On raconte que ce fidèle serviteur étant
mort quelques semaines avant le cheval, celui-ci fut tellement privé et éprouvé
de cette séparation, qu’elle ne fut pas sans avoir influencé et avancé la crise
cardiaque dont il devait mourir. Ce qui est, par contre, absolument certain,
c’est que le faire-part de décès du lad spécifiait entre autres qu’ « il
laissait une femme, six fils, trois filles et ... Man-O’War » !
Manière on ne peut plus touchante, n’est-il pas vrai, de reconnaître les bons
soins, le dévouement professionnel et, pour tout dire, l’affection que l’homme
avait vouée à son idole, qu’il avait l’immense joie de soustraire à son profit
aux manifestations spectaculaires de tout un peuple d’adorateurs ...
Alors que Man-O’War terminait sa prodigieuse carrière
de courses à quatre ans, Uranie, au même âge, n’avait pas encore
commencé la sienne, du moins de manière effective, en remportant quelques
succès probants et flatteurs, permettant d’escompter la série de succès
inespérés, au point d’être déconcertants, qu’elle devait accumuler jusqu’à son
entrée au haras à l’âge de dix ans seulement.
Née en 1920, à Biéville-en-Auge, en Calvados, chez son
éleveur M. Denis, elle était, par Intermède et Pastourelle,
de souche essentiellement française, sans la moindre goutte de sang étranger
dans son ascendance, mais elle était plusieurs fois consanguine sur Fuchsia
et sur Phaéton, aussi la considérait-on à juste titre comme le prototype
du « pur sang trotteur français ». Du pur sang, elle avait l’élégante
et fine silhouette, de beaux rayons avec les allures souples et étendues, mais
elle avait aussi, bien malencontreusement, une nervosité excessive, presque
maladive, qui rendait difficiles son alimentation et son entraînement, ce
pourquoi, après quelques avatars, qui font partie inhérente à la glorieuse
incertitude du turf, elle ne se révéla qu’à l’âge de six ans, mais avec un
tel brio qu’on pouvait croire qu’elle avait à cœur de rattraper le temps perdu.
En 1926, elle remporte cinq victoires interrompues par une seule défaite causée
par la rupture de son filet ; elle remportait son premier prix d’Amérique
en 1’28’’1/5 sur 2.500 mètres. En 1927, elle gagne les trois grands
internationaux de Vincennes, manquant de peu le quatrième, le prix de
Copenhague. En 1928, elle arrive à l’apogée de sa gloire, en gagnant encore
trois des grands internationaux de Vincennes, échouant seulement dans le prix
de Belgique où elle se plaçait seconde ; puis, pour consacrer son titre de
reine du trotting, elle ajoute à sa couronne de succès ceux qu’elle
rapporte de haute lutte à l’étranger. Elle bat à Milan, dans un match célèbre,
le champion Homer, en trottant en 1’20’’1/2 sur 2.550 mètres ;
puis, quelques mois après, à Cesena, remporte deux magnifiques victoires, dont
le championnat d’Europe sur 1.600 mètres, et enfin, en octobre, elle
ajoute encore à sa gloire en gagnant à Vienne (Autriche) le prix du Jubilé en 1’21’’
sur 2.400 mètres, et le prix des « Deux Milles » en 1’22’’ sur
3.380 mètres. Enfin en 1929, contre toute attente, elle reste sur la
brèche et gagne encore trois victoires à Milan et à Rome, quatre à Enghien et à
Vincennes, après quoi on jugea enfin que l’excellente jument pouvait se reposer
sur ses lauriers, après avoir gagné 1.231.247 francs, à une époque où les
allocations des prix étaient fort éloignées de celles qui sont actuellement la
règle.
Sa production au haras fut très satisfaisante, en donnant
dans l’espace de seize ans huit poulains mâles et deux pouliches, dont la
dernière, Cleo, est née en 1946, alors que la jument avait vingt-six
ans, ce qui était encore une performance remarquable pour témoigner de la
qualité, de la vitalité et de l’endurance du trotteur français.
H. BERNARD.
|