Un automobiliste se trouvait un jour penché sous le
capot de sa voiture, lorsqu’un brave paysan lui demande, avec plus de
compassion que de compétence :
— Alors, mon bon monsieur, parmi tous vos chevaux, vous
ne voyez donc point quel est celui qui vous donne des ennuis ?
La manivelle : 1/9 de cheval.
— Ce rural, sans s’en douter, faisait une épigramme
assez juste. Bien singulière, quand on y songe, cette unité qui porte le nom
d’un animal domestique ... et qui ne représente du reste nullement la puissance
mécanique dudit quadrupède, attendu qu’un cheval, pour le
« motoriste », représente 75 « kilogrammètres » par
seconde, tandis qu’il s’en faut qu’un cheval en chair et en os soit
effectivement en état de développer normalement 75 kilogrammètres par
seconde. Un cheval — coursier ou bête de trait — qui fournit
régulièrement ses 40 kilogrammètres par seconde est réellement un bon et
honorable cheval !
Attelé au manège d’une pompe à eau, l’animal élèvera tout
juste 10 litres d’eau par seconde à 4 mètres de hauteur ... et
encore en supposant que votre pompe ait un rendement idéal et que les
engrenages du manège soient dénués de frottement.
Ôtez maintenant le manège, attelez — si l’on peut dire
— à la place du cheval un homme chargé de tourner une manivelle ...
et nous allons descendre à des chiffres vraiment peu glorieux pour notre
espèce : le moteur humain, travaillant à la manivelle, développe en
effet ... 1/9 de cheval, 8 kilogrammètres par seconde ! Au bout
d’une journée de 10 heures, notre semblable aura péniblement totalisé une
production de 280.000 kilogrammètres, correspondant à l’élévation de 10 mètres
cubes d’eau à 28 mètres de hauteur.
Non, pas de seau !
— Les rendements deviennent déplorables quand on fait
travailler le moteur humain dans des conditions primitives, comme c’est trop
souvent le cas. Avec un seau à main, notre puiseur d’eau développera tout juste
50.000 kilogrammètres dans sa journée, soit à peine 1/40 de cheval, tout en se
fatiguant beaucoup à cause des mouvements du buste. Le travail remonte à
100.000 kilogrammètres avec l’« écope hollandaise » et à 200.000
kilogrammètres s’il emploie un seau suspendu à un treuil.
Le travail par traction des cordes est également très
faible. À la Monnaie de Paris, avant l’introduction des presses mécaniques, on
utilisait des « moutons » de 38 kilos pour la frappe des pièces
et des médailles. Ces blocs étaient soulevés par deux hommes à 40 centimètres
de hauteur et frappaient 5.200 coups par jour ; le travail par
ouvrier ressortait à 78.000 kilogrammètres. Même conclusions lors des battages
de pieux du pont d’Iéna (en 1808, car les travaux d’élargissement récents ont
été effectués avec des méthodes plus modernes !) ; 38 hommes
étaient « aux cordes » pour soulever le mouton, le travail de chaque
homme ressortant à 80.000 kilogrammètres par jour.
Charrette à bras et cyclisme.
— Le plus dur des travaux corporels, s’il faut en
croire les statistiques des kilogrammètres, est celui des scieurs de long ;
l’effort sur la scie est de 15 kilogrammètres à la descente et de 2 kilogrammètres
seulement (plus le poids de la scie) à la remontée. La course est de 0m,45 ;
on donne 80 courses à la minute, avec des pauses importantes. Le travail
journalier atteint 345.000 kilogrammètres, chiffre énorme, encore majoré de la
manutention des billettes.
Poussée ou tirée, une charrette à bras requiert 230.000
kilogrammètres pour un parcours de 18 kilomètres en charge (30 kilos
de tare et 110 kilos de charge) et autant à vide, en terrain plat. Les
travaux de terrassements dépassent souvent 100.000 kilogrammètres par jour.
Un cycliste filant en terrain plat développe 10 kilogrammètres
par seconde, environ 1/7 de cheval, de quoi faire sourire le plus frêle des
vélomoteurs ! Soulevez la roue arrière de terre, reliez-la par courroie à
une dynamo, et vous obtiendrez 80 watts, de quoi allumer deux très
modestes lampes d’appartement. Qui croirait qu’un humble moteur de machine à
coudre arrive à développer dans sa journée plus de kilogrammètres qu’un
vigoureux cycliste ?
Une merveille imparfaite.
— Cagniard Latour a eu l’idée originale de chiffrer la
puissance mécanique de la parole. Il a trouvé qu’une conversation d’une
heure, dans une chambre, dépensait 50 kilogrammètres. Marage a trouvé 500
kilogrammètres pour un orateur parlant dans une grande salle. La récitation du Rire
de Sully Prudhomme dépenserait 58 calories à l’heure (la calorie équivaut
à 425 kilogrammètres), et une heure de lecture à haute voix vaudrait une
ascension de 100 mètres en montagne. Ces chiffres ne sont guère
concordants. Un fait paraît certain ; c’est que les femmes dépensent moins
d’énergie, à puissance sonore égale, par suite des moindres dimensions de leurs
cordes vocales ... Étonnons-nous, après cela, de l’immanquable issue de
tant de scènes de ménage !
Une conclusion s’impose : c’est l’incurable faiblesse
du moteur humain. En revanche, son rendement thermique est excellent ; il
atteint 30 p. 100 (des 425 kilogrammètres théoriques de la calorie
absorbée sous forme d’aliments), chiffre comparable à celui des diesels, deux
fois et demie plus élevé que celui des locomotives à vapeur. Il est vrai que la
calorie-bifteck coûte autrement cher que la calorie gas-oil ou la calorie
charbon !
L’homme a une vie de travail plus longue que celle des
machines ; une machine à vapeur demeurée en activité durant vingt ans
réclame une révision équivalant à une reconstruction totale.
Le moteur humain dispose de réserves de combustible. Il est
capable d’un héroïque « coup de collier » là où le moteur industriel cale
sans remède. Il sait nuancer son effort. Par contre, il est lourd, mille fois
plus lourd, à puissance égale, qu’un moteur d’avion. Il ne possède aucune
réserve d’oxygène, ce qui conduit à des essoufflements dangereux pour le cœur.
Il a besoin d’interruptions dans son travail, de pauses, de repos
dominical ... de congés payés ! ... La vérité est que l’homme,
créé faible par la nature, n’est pas fait pour produire de la puissance
mécanique ; son rôle est de comprendre et de conduire. Sa place n’est pas
à la poulie, bandant des muscles de Sisyphe, mais à la passerelle aérienne où
claquent les éclairs bleus du pupitre de distribution.
Pierre DEVAUX.
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