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Chasses d'Amérique latine

Une chasse à courre

Cela se passait le 9 juillet 1910, vers la limite du Chaco Austral et du Chaco Santiagueño. Nous étions en plein hiver austral, un hiver, à vrai dire, assez supportable si nous avions eu un logis ; mais, depuis six mois, nous vivions sous la tente. Si, dans la journée, le soleil tapait dur, par contre nous trouvions notre provision d’eau gelée tous les matins.

Le lit de camp n’est guère confortable quand il fait froid ; aussi, bien avant le jour, toute l’équipe d’étude du chemin de fer de Quimili au Nord-Est était réunie autour des feux pour y prendre un maté bouillant.

Nous n’avions d’autre contact avec le reste du monde qu’un courrier mensuel apporté par nos chars de ravitaillement.

J’étais pressé d’en finir, car les murmures devenaient de plus en plus fréquents de la part de mes métis santiagueños. Chaque jour ils se sentaient de plus en plus démangés par le désir de revoir Quimili, de s’y enivrer et d’y jouer un tantinet du couteau, faute de quoi la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue.

Le 9 juillet était fête nationale argentine ; il fallait prévoir une distraction : je décidai une chasse au guanaco, et tout le monde fut d’accord. La préparation ne fut pas longue : la garde du campement fut, comme à l’habitude, laissée aux deux cuisiniers ; on fit le plein de cartouches, les chevaux mangèrent goulûment leur ration de maïs, nous sellâmes ceux que nous devions monter jusqu’au lieu de chasse, chacun de nous devant remorquer une seconde monture, rapide celle-là, sur laquelle était sanglée seulement une peau de mouton.

En effet, outre que l’on ne peut demander à un cheval qui vient de porter un cavalier dans un terrain difficile et sur une trentaine de kilomètres de fournir une course très dure, la selle du pays : le « recado » rigide, encombrant et surmonté de ses deux peaux de mouton, ne donne pas au cheval l’aisance nécessaire dans une course semblable.

Parmi nous, il y avait un Correntino dont il aurait été certainement intéressant de connaître le curriculum vitae, mais comme lui, plusieurs de mes collaborateurs avaient de très bonnes raisons de n’en point trop parler. Mon domestique, à qui, un soir au coin du feu, il avait fait des confidences, m’avait rapporté que, sur son dernier tableau de chasse, figuraient un commissaire de police et deux agents. Son séjour dans la province de Corrientes, après cette petite histoire, devenant malsain, c’est la raison pour laquelle nous avions l’honneur et l’avantage de l’avoir parmi nous. C’est aussi ce qui lui valait la considération et l’estime de tous mes gens. Tout le monde, n’est-ce pas ? ne peut se vanter d’avoir envoyé dans un monde meilleur de telles personnalités !

Toujours est-il que notre Correntino, au demeurant un charmant garçon, était pour nous un homme précieux : personne mieux que lui ne savait tuer et dépecer une bête, soigner et dresser chevaux et mulets et même ma vache et son veau, entretenir des harnachements, relever et suivre les traces de gibier, etc. Ce n’était pas un cavalier, mais un véritable acrobate, un maître « boleador » (1) et « enlazador ».

Aussi nous comptions beaucoup sur lui pour cette chasse et nous ne devions pas être déçus. Nous cheminions depuis plus de deux heures dans le brouillard glacé qui s’était givré sur les hautes herbes qui nous léchaient les genoux, quand le gros disque rouge du soleil émergea de la brume. Ce que l’on peut avoir froid aux pieds, à cheval, dans les pays chauds ! C’est inimaginable. Enfin, lentement, l’horizon s’éloigna et se précisa. Les immensités désertes, cernées de forêts, apparurent dans toute leur grandeur, et je ne pouvais réprimer un sentiment de remords et même de honte en pensant qu’avec le chemin de fer la civilisation et le peuplement viendraient souiller et profaner ces solitudes et que j’en étais l’artisan. Je comprenais les Indiens chasseurs qui voyaient en nous les fils du Diable.

J’en étais là de mes réflexions, lorsqu’un coup de « revenque » sur le bras me tira de ma rêverie. Un cavalier voisin me montrait l’horizon où apparaissait une tache rousse qui se déplaçait. C’était un gros troupeau de guanacos qui nous avait vus et qui fuyait.

Je lâchai, à tout hasard, quelques coups de carabine ; mais à mille mètres ! ... Déjà le Correntino avait sauté sur son cheval de course et prenait de la distance. Nous l’imitâmes en laissant nos chevaux sellés à deux hommes de bonne volonté.

Pendant deux ou trois minutes, la tache rousse paraissait gagner du terrain ; cela ne dura pas. Un kilomètre encore, puis un second, et déjà nous pouvions distinguer les bêtes et les compter : il y en avait plus de cent.

C’est alors qu’une bande d’autruches (nandus) se leva devant le Correntino ; elles fuyaient en zigzaguant et en balançant leurs grandes ailes grises. L’homme n’hésita pas, les « bolas » girèrent cinq ou six fois, puis, lancées, s’abattirent sur l’une d’elles. Empêtrée dans les boules, la pauvre bête fut saignée instantanément, et l’homme remonta à cheval. Il avait perdu environ dix secondes, ce qui nous avait permis de le rejoindre et de continuer la course.

Deux ou trois minutes plus tard, nous étions à vingt mètres des guanacos. Pour un chasseur, c’est un moment inoubliable de voir ces bêtes effarées et à notre merci. Le Correntino avait déjà jeté son dévolu sur une jeune bête, un peu détachée du troupeau. L’engin terrible vira encore et s’abattit sur elle avec une telle violence qu’elle fit une double pirouette, le cou attaché à une patte de devant, qui s’était brisée sous le choc de la boule.

Avant que nous soyons à terre, le boleador, de son énorme coutelas, lui avait déjà tranché la gorge.

Nos chevaux étaient à bout et tremblaient sur leurs jambes, la chasse ne pouvait continuer. La bête fut dépecée ; avec le filet, nous fîmes un succulent « asado ». Tout le reste de cette belle viande devait rester la pâture des vautours noirs qui déjà tournoyaient et des fauves qui leur succéderaient la nuit.

Nous n’étions pas au complet à l’hallali ; deux cavaliers avaient fait une chute : le cheval du premier, le pied pris dans un trou de tatou, avait roulé et envoyé son cavalier à cinq ou six mètres de là ; un autre homme était légèrement blessé dans les mêmes conditions. Mais, en somme, rien de bien sérieux et, au total, une excellente journée de fête nationale du 9 juillet.

Léon VUILLAME.

(1) Lanceur de « bolas ». Voir Chasseur Français de juin 1948.

Le Chasseur Français N°622 Octobre 1948 Page 195