Ce matin de juillet, j’avais, dans la nuit finissante,
quitté avec ma caravane le campement du père Madlène, vieil Alsacien au cuir
tanné par de nombreuses années de brousse vécues surtout dans les régions
équatoriales et employées à la construction de voies ferrées dans des pays fort
distants les uns des autres, comme la Chine du Sud, le Brésil, la Bolivie,
l’Éthiopie, etc. L’épopée serait à écrire de ces audacieux travailleurs du rail
qui, bravant les périls dus au climat, aux hommes et aux bêtes, ont établi par
le vaste monde la renommée du génie français.
Nous observions l’ordre de marche habituel suivi depuis Diré-Daoua.
Je cheminais à cheval, précédé, à cent mètres environ, par mon boy Matane et
son aide et cousin Ahmed, tous deux de race Somalie. Derrière moi venaient les
mulets de charge portant tout le matériel nécessaire pour l’expédition de
reconnaissance que j’effectuais en direction du fleuve Aouache. Avec les
soldats abyssins engagés pour notre garde, la caravane se composait d’une
quinzaine d’hommes et d’une dizaine de mulets. Le terrain que nous foulions à
nos pieds, ce n’était plus celui de l’affreux désert dankaliissa, aux
rougeoyantes brûlures, qui s’étend sur 300 kilomètres entre Djibouti et Diré-Daoua.
Nous avions d’ailleurs gagné l’altitude de 1.300 mètres au laga (rivière) Moulou.
Au pied du mont Afdem et jusqu’au mont des Assabots, à notre droite, sur plus
de 100 kilomètres, c’était une succession de prairies où poussaient les
mimosas en parasol, les aloès, les agaves, les jujubiers. En maints endroits se
dressaient des fourrés impénétrables tout garnis d’épines acérées. Cette région
constituait et constitue toujours un des plus beaux terrains de chasse de l’Est
africain. Les hauts seigneurs de la Cour éthiopienne y viennent d’Addis-Abeba,
à 350 kilomètres dans l’Ouest, se livrer aux plaisirs cynégétiques qui sont
fructueux, étant données l’importance et la diversité du gibier, poil et
plume : gazelles, koudous, oryx, digs-digs, de la grande famille des
antilopes, de toutes tailles et de toutes robes, phacochères, pour le
poil ; pintades, francolins, outardes, tourterelles, pour la plume. Et les
tribus de singes, de différentes variétés, les vénérables gourézas, longues
queues soyeuses, manteaux noirs bordés de blanc, les hideux hamadryas, et les
tout petits qu’on appelle totas. Sur tout ce monde animal dont l’énumération
serait encore plus longue, le léopard prélevait sa dîme et, bien plus rarement,
le lion, dont on notait les rares et brefs passages. La hyène et son suivant,
le chacal, s’attaquaient surtout aux charognes. Dans le ciel, d’énormes et
affreux vautours.
Depuis notre départ du campement Madlène, le jour
était venu, très rapidement, ainsi qu’il naît sous les tropiques. Le soleil,
surgissant de l’océan Indien, dorait les crêtes des monts Tchercher, à notre
gauche. De partout s’élevait le roucoulement des tourterelles, le chant clair
des francolins, le cri guttural et saccadé des pintades. Une grande douceur
s’étendait sur le paysage frais et comme lavé. Ainsi devait être la terre en
son premier âge. Les orages saisonniers avaient éclaté sur les montagnes
voisines, poussant en cascades furieuses les eaux dans les lagas à très forte
pente. Et la pluie bienfaisante arrivait sur nous.
J’avançais au pas vif de mon cheval, mon fusil de chasse
calibre 16 placé en travers de la selle. Mon cuisinier, Guédé Darod,
flanqué de son marmiton, tous deux Somalis aussi, marchait à côté de moi
portant ma carabine Winchester et un long et large couteau de cuisine, dont je
préciserai plus loin l’emploi. Des gourézas gambadaient sur des arbres voisins
et l’un d’eux, se suspendant à la branche d’un mimosa, à ma droite, fit un bond
et se lança sur un arbre, à ma gauche, en franchissant ainsi, à mon nez, une
dizaine de mètres avec la plus grande aisance. Malgré un brusque écart de ma
monture, je me retrouvai en selle juste pour voir mes deux boys d’avant-garde
s’arrêter, se baisser et revenir sur moi en courant. Matane, arrivé à ma
hauteur, me chuchota :
— Fissa (vite), moussié. Y en a koudou kébir
(grand) beaucoup, là, devant !
Je sautai vivement à terre, empoignai la Winchester et me
glissai jusqu’au point où Matane s’était arrêté. Matane, de son côté, avait
pris mon calibre 16 et le couteau du cuisinier. En effet, à 400 mètres
de nous environ, un superbe koudou broutait tranquillement l’herbe reverdie, à
l’ombre des mimosas. J’avisai à moitié distance un arbre couché en travers par
la foudre. Je commençai une reptation guerrière, m’aidant des genoux et des
coudes et répétant mentalement :
« Je ne tirerai que lorsque j’aurai touché l’arbre. Je
ne tirerai que lorsque j’aurai touché l’arbre. » J’y arrivais, à l’arbre,
et la cible superbe du solitaire s’offrait à mes yeux. Plus qu’une dizaine de
mètres. Ah ! bien oui. Le koudou, qui, depuis quelques instants, donnait
des signes d’impatience, tournait plusieurs fois sur lui-même, jetait la croupe
en l’air et, en quelques foulées, disparaissait. Je ne tirai point. Lorsqu’un
gibier de cette sorte est levé, il ne faut pas précipiter sa fuite. Il faut
attendre, afin d’essayer de le relever plus loin. Je rejoignais la caravane,
assez vexé. Matane, sentencieux, prononçait placidement :
— Ça y en a foute le cam kif erueb (comme le
lièvre). Cependant, un soldat abyssin, du nom de Damassié, qui avait assisté à
la scène, s’approchait de moi et, par signes, car il ne parlait que la langue amharique,
me fit comprendre qu’on retrouverait la bête. Je l’avais remarqué, ce Damassié.
En lui, j’avais reconnu le vrai coureur de brousse, le hardi et rusé chasseur.
Grand, élancé, vigoureux, l’œil vif, le geste prompt, l’allure prudente. Il
déchiffrait sur le sol toutes les traces du gibier et, d’après l’empreinte,
connaissait la bête. En effet, en suivant le mangad (la piste), car il
ne peut être question de routes construites et entretenues dans ces immensités
solitaires, il voyait la marque toute fraîche du koudou. Des bandes de pintades
et de francolins se levaient à notre approche. Je les négligeais pour le
moment, ne voulant pas troubler le silence de la forêt. La veille, du côté de Dalladou,
j’en avais tué assez pour assurer la nourriture des hommes. Et il me fallait
une grosse bête pour varier. Cette grosse bête, je crus la saisir sur l’heure.
Dévalant vers un nouveau laga, le Méhesso, une énorme laie phacochère se
sauvait avec sa progéniture, cinq ou six marcassins. Le phacochère, ce grand
sanglier du Centre africain, haut sur pattes, à la tête énorme, aux défenses
puissantes. Tout de suite, j’étais en bas du cheval et la poursuite commençait,
endiablée. Cette fois, nous étions quatre à l’attaque de la bande porcine, car,
à Matane, brandissant le couteau, et à moi, Damassié et le marmiton s’étaient
joints. De ce côté du laga Méhesso, la brousse était plus dense. La mère et ses
petits apparaissaient, disparaissaient et, quand j’épaulais, toujours d’un peu
loin, je ne voyais plus rien au bout de la mire de ma Winchester. Nous nous
éloignions beaucoup et nos coups de trompe, lancés à espaces réguliers,
n’éveillaient plus que des réponses à peine perceptibles de celle de la
caravane. Le soleil avait atteint le zénith. Et Damassié, silencieux et
obstiné, nous emmenait toujours plus loin, jusqu’à une grande mare où, parmi le
piétinement des innombrables bêtes de la brousse qui venaient y boire au
crépuscule, les traces des phacochères se perdaient. Je fis donc demi-tour,
bredouille une fois de plus. Cette fois, Matane était exaspéré. Il injuriait,
dans un amusant sabir où se mêlaient les mots de plusieurs langues, ce gibier
qui ne voulait pas se laisser faire.
— Inahâdine bouk ! Inahâdine mouk ! Inahâdine
bebek ! (Je maudis ton père ! Je maudis ta mère ! Je maudis
ton grand-père !) Toutes dites grandes saloperies !
Nous retrouvions la caravane, et Damassié relevait encore
les traces du koudou du matin, orientées, cette fois, vers le mont des Assabots.
C’était à prendre ou à laisser. Je pris, escorté de mes quatre bonshommes. Il
me fallait de la viande fraîche. Cette viande fraîche, enfin, je l’eus,
j’avançais de front avec l’Abyssin qui suivait les traces. Une demi-heure passa
dans le plus complet silence. Des pintades couraient à pattes sur le gazon.
Alors que nous contournions un massif de jujubiers encombrés de lianes et
débouchions sur une petite prairie limitée par un ravin, je vis la bête, le
koudou, soudain dressé, car il se reposait là, se croyant en sécurité,
magnifique avec ses cornes annelées haut dressées et prêt à bondir. Il n’en eut
pas le temps. J’avais épaulé et tiré aussi vite que je roulais le garenne
fuyant dans les ronciers des bois, aux confins de l’Île-de-France et de la
Picardie, où j’avais commencé tout jeune à chasser. Et, comme il se présentait
de biais, à vingt pas, la balle, pénétrant sous les dernières côtes, l’avait
traversé à peu près dans le sens de la longueur et lui avait percé le cœur en
le lui faisant éclater. En quelques bonds, Matane était sur lui, le fameux
couteau levé, alors qu’il s’agitait dans les derniers spasmes de l’agonie. Il
l’égorgeait, la tête du koudou tournée vers La Mecque, et prononçait les
paroles rituelles avant qu’il ne bougeât plus. Un bon musulman ne mangerait
point de la viande d’un animal qui n’aurait point été traité de cette façon. Et
Damassié n’était pas en reste de religion, car, suivant la sienne, la copte, il
tournait à son tour la tête, en murmurant la prière d’usage, vers Alexandrie
d’Égypte d’où l’on envoyait le nouveau chef de l’Église d’Abyssinie lorsque
celui qui était en fonctions décédait.
Notre trompe sonnait. Dans le lointain, l’autre faisait de
même. D’ailleurs, le coup de feu avait réveillé tous les échos. Il y eut festin,
le soir, au campement. La viande grillait sur les brasiers pendant que l’injira
(crêpe de farine de millet) cuisait sur les plaques de tôle préalablement
frottées d’huile. Il fallut deux mulets pour ramener le grand koudou dont les
cornes mesuraient 0m,80 de hauteur et 0m,60 d’écartement
entre les pointes. Et si les Allemands ont fait main basse sur une partie de
mes souvenirs d’Afrique, celui-là, je l’ai toujours.
S. COLAS-DEVELLENNE.
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