Enfin une heureuse acquisition pour nos eaux douces :
celle de l’écrevisse américaine, ou Cambarus affinis.
Ce crustacé vient à temps pour remplacer nos deux écrevisses
françaises, très raréfiées depuis les épidémies de peste qui ont sévi à la fin
du siècle dernier et au début du siècle actuel. Dans nos cours d’eau de
plateaux ou de montagne, l’espèce indigène est l’écrevisse à pieds blancs, de
petite taille (8 à 10 centimètres adulte), dont les pinces ont une couleur
blanchâtre, et l’ensemble du corps une couleur brun verdâtre.
Dans nos cours d’eau de plaine, à eaux profondes et
relativement chaudes et tranquilles, se trouve encore la grosse écrevisse, ou
écrevisse à pieds rouges, qui arrive jusqu’à 15 ou 16 centimètres ;
ses pinces sont rougeâtres, son corps est brun.
Cette dernière espèce était très abondante dans la Seine.
Rabelais nous montre Gargantua et son précepteur Ponocrates allant à la pêche
aux écrevisses sur la Seine, au pont de Charenton ou à Saint-Cloud. Elles ont
disparu et nous en retrouvons quelques spécimens dans quelques étangs de la
banlieue parisienne.
Nous verrons dans une prochaine chronique la biologie de ces
écrevisses et comment elles furent décimées par la « peste ». Le Cambarus
affinis, ou écrevisse américaine, est, pour un profane, semblable à nos
écrevisses. Je n’insisterai pas sur les caractères anatomiques qui permettent
de distinguer les genres Astacus (écrevisses françaises) et Cambarus
(écrevisses américaines), ce qui me forcerait à parler des particularités des pléopodes
et protopodites et autres noms barbares qui, outre l’orifice sexuel de la
femelle, permettent de les distinguer.
À vue d’œil, pour le profane, le Cambarus est une écrevisse
à corps brun et taches rougeâtres sur les flancs, avec des pinces minces, alors
que, nous l’avons vu, l’écrevisse à pieds rouges a les pattes rouges et le
corps brun, et l’écrevisse à pieds blancs a les pattes blanches et le corps
verdâtre.
L’intérêt du Cambarus est qu’il vit dans les eaux chaudes,
même très polluées par les matières organiques. C’est ainsi qu’il pullule
depuis quelques années dans la Seine, à Paris, et se tient avec prédilection
près des bouches d’égouts. C’est un grand nettoyeur de la rivière.
C’est en 1890 que les Allemands ont songé à l’importer chez
eux pour repeupler leurs eaux ravagées par la peste. Ils allèrent en chercher
une centaine de sujets dans l’Est des États-Unis.
L’essai réussit au delà de toute espérance. Le Cambarus
s’est installé dans les rivières et lacs de Brandebourg et de la Prusse, a
poussé des pointes en Pologne et pullule à Berlin.
Cinq années plus tard, c’est Raveret Watel qui essaie de
l’introduire dans sa pisciculture du Nid de Verdin, près de Fécamp. Ce fut un
échec, et l’on n’entendit plus parler en France du Cambarus pendant vingt ans.
En 1913, un Allemand importe 2.000 Cambarus d’Allemagne et
les met dans le Cher, à Saint-Florent.
On n’en entendit plus parler jusqu’en 1924. C’est alors que
le professeur Léger, de l’Université de Grenoble, bien connu pour ses travaux
en matière de pisciculture, les retrouva et fit, le 24 novembre 1924, un
compte rendu à l’Académie des sciences sur la présence du Cambarus dans la
rivière le Cher, près de Vierzon.
Du Cher, le Cambarus a gagné naturellement, par les rivières
et les canaux, les bassins de la Loire, le bassin de la Seine et le bassin du
Rhône.
En 1930, il apparaît dans la Marne, près de Paris. En 1934,
il pullule dans la Seine et dévale dans toute la Seine-et-Oise.
En 1935, il envahit les lacs du Bois de Vincennes.
En 1945, on le signale en grande abondance dans la Saône.
En 1948, il est trouvé dans la Charente, à Dompierre, en
Charente-Inférieure.
Y a-t-il avantage à favoriser son extension ?
Incontestablement oui.
C’est un excellent crustacé, de goût semblable à nos
écrevisses, et peut-être même plus charnu. Il rougit à la cuisson.
Il prolifère abondamment et ne semble pas sujet à la peste.
Il se nourrit de matières organiques en décomposition et
contribue à l’assainissement du fond des rivières. Il est recommandé dans les
zones urbaines polluées par les égouts. Il se nourrit de vers, de débris de
végétaux, de plantes aquatiques. C’est un omnivore. Il n’attaque certainement
pas les poissons et les alevins, sauf évidemment les poissons malades et leurs
cadavres, ce qui en fait un excellent agent de nettoiement. Mange-t-il le
frai ? Ce n’est pas prouvé. On n’a pas entendu dire que, depuis vingt ans
qu’il est en France, il ait fait des dégâts.
Notons que l’administration des Eaux et Forêts en a, cette
année, envoyé plusieurs caisses, par avion, au Maroc, où ils sont bien arrivés
et où on espère leur acclimatation.
Le transport du Cambarus est très facile. On le met dans des
caisses comportant deux ou trois étages de clayettes, avec de la paille de bois
sèche, et il supporte deux à trois jours de transport par temps frais.
Quant à sa capture, on le pêche, tout comme l’écrevisse
ordinaire, à la balance. Les pêcheurs parisiens s’en donnent à cœur joie
pendant l’été.
DE LAPRADE.
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