— Tenez, le voilà ! Regardez-moi cette
tête ! Avec son corps noir et son bonnet rouge, il a tout l’air d’un
croque-mort qui joue au Jacobin.
Ainsi M. Gaillard, directeur du Muséum de Lyon, me
présentait un pic noir, le grand pic (Picus Martius), extrait de ses
collections et passablement déplumé. Ce en quoi il était bien excusable, ayant
probablement, à en juger par l’encre jaunie de son étiquette, été empaillé du
temps du bon roi Louis-Philippe. Tel qu’il était, pelé par les mites, avec
quelques plumes ébouriffées, bien arc-bouté sur sa queue, en train de grimper
après une branche et regardant de côté, la tête inclinée, il était d’une
drôlerie irrésistible.
— Vous devez bien avoir ça, dans vos forêts, me dit
l’excellent savant, de l’air dont il eût demandé sa pointure dans une
cordonnerie,
Effectivement, « j’avais ça », et je promis
d’expédier l’animal, franco de port et d’emballage, sitôt que s’ouvrirait la
chasse. Là-dessus il m’écrivit une demande officielle, sur papier à en-tête et
avec un beau tampon, pour m’éviter tout désagrément avec les gardes, les pics
étant des oiseaux utiles à la sylviculture et dont la chasse est interdite,
sauf pour l’approvisionnement des collections et musées.
Lorsque l’on chasse dans un but scientifique, un grave cas de
conscience se pose. Jamais je n’ai éprouvé de difficultés à envoyer au
taxidermiste les putois, belettes, corbeaux, éperviers, autours et autres
« animaux immondes », comme dit la Bible. Pourtant la malchance me
faisait retarder d’année en année la capture d’un spécimen satisfaisant de tout
véritable gibier comestible. C’est ainsi que le Muséum attendait depuis bien
longtemps un petit tétras, jeune coq de l’année, dont les plumes bleues
commencent à paraître au milieu du plumage brun. Ils sont si tendres et si
succulents !
— J’espère, conclut M. Gaillard, que vous n’aurez
aucune difficulté à vous procurer mon pic. Ces oiseaux-là ne sont pas
comestibles.
Et il illumina sa face d’un mince sourire, comme pour me
dire : « Jeune homme, sachez qu’il est inutile de chercher à tromper
la science ! »
Un mois après, à l’affût dans la forêt, guettant au sommet
des sapins un passage d’énormes grives de montagne, j’entendis le pic pousser
son cri bien particulier : « Tru ... tru ... tru ... tru ...
tru ... tru ... tru », et après un silence : « Couhée ! ...
Couhée ! ... »
Bon, voilà mon pic. Malheureusement il chantait dans un
groupe de sapins accrochés de l’autre côté d’un ravin, à cinq cents mètres à
vol d’oiseau et à deux petites heures de descente et de remontée. Assis sous
mon arbre, je m’égosillai à imiter son cri, jusqu’à l’enrouement. Mais l’oiseau
n’en avait cure, il ne répondait que par des coups de pic secs comme des coups
de marteau, qui me prouvaient qu’il avait trouvé là-bas un arbre mort à son
goût, et qu’il n’entendait point l’abandonner pour si peu. Manifestement, il ne
voulait pas venir. Il ne me restait donc qu’à aller le trouver.
Trois quarts d’heure de descente, par les lacets du chemin
et les grands prés, c’est peu de chose, surtout lorsque à mi-chemin il y a un
petit cabaret alpestre bien muni de vin blanc. Une heure de montée au grand
soleil, à midi, par une piste qui serpente dans les rocailles où se chauffent
les vipères, c’est tout autre chose. Comme je touchais ; tout fondant et
suant, aux premiers sapins du boqueteau, le pic passa sur ma tête, de son vol
plongeant et remontant qui évoque la montée et la descente des fils
télégraphiques vus par une portière de train, traversa la vallée et s’en alla
percher exactement au sommet de l’arbre où j’avais guetté toute la matinée.
« Tru ... tru ... tru ! ... »
Inutile de dire qu’il fut maudit de pied en cap, ce qui le
laissa probablement d’une indifférence royale. À tant faire que d’être monté,
je décidai de pousser jusqu’au bout. Et ma persévérance fut récompensée. Au
milieu d’une petite clairière, il y avait un grand sapin à demi mort, tout
écorcé par en haut, et rompu par la foudre. La pourriture et les insectes
avaient dû s’y mettre, et les pics s’étaient hâtés de venir au secours de
l’arbre qui leur offrait une table si bien servie. Par exemple, ils avaient un
peu opéré à la façon des pompiers, qui souvent font autant de dégâts que
l’incendie. Au pied de l’arbre, il y avait un tas de bois pourri, brisé fin
comme de la sciure, qui eût bien rempli trois seaux, et plus haut, à quatre ou
cinq mètres du sol, une grande plaque dépouillée de son écorce, où voisinaient
cinq ou six trous à passer le poing. Les pics commencent par un petit trou,
cinq ou six coups de bec pour sortir une larve, mais, à force de taper toujours
au même endroit, ils piochent dans le bois ces excavations en forme de marmite,
où leur tête disparaît parfois tout entière au cours de leur travail.
Comme je finissais l’inventaire de l’arbre, un pic-vert
arriva en glissade, se cramponna au tronc, fit tout autour une montée en
spirale, tapa deux ou trois coups et s’en alla. M’étant installé
confortablement derrière un buisson pour déjeuner, j’ai vu défiler là en une
heure toute la collection des pics de la forêt, les épeiches, les épeichettes,
les sitelles, tous les fouilleurs de fentes d’écorces que les paysans groupent
sous le nom de « becca-boué ». Chacun cognait, tapait, escaladait, en
chasse d’un scarabée ou d’une chenille de choix, au milieu d’un joyeux vacarme.
Seul le grand pic, de l’autre côté du ravin, poussait de temps en temps son
« tru ... tru ... tru ! ... » sans se décider à
revenir à portée.
N’ayant tout de même pas l’intention de fonder une colonie
sur ce versant de montagne, je me décidai à employer les grands moyens. Ayant
écouté un instant la cadence de ses coups de bec qui claquaient sec, je pris
une grosse pierre à plein poing et me mis à taper comme un sourd, à la même
allure, sur une grosse branche sèche. Du coup, mon partenaire s’arrêta pour
écouter, puis se mit à rappeler trois ou quatre fois, comme pour m’inviter à
venir cogner sur son arbre. N’ayant aucune envie de voler par-dessus le
torrent, je continuai mon manège. À lui de venir.
Il arriva, silencieux, comme une énorme chauve-souris, si
gros que je le pris d’abord pour une corneille. Mais il n’y avait pas à se
tromper à sa façon d’atterrir, les griffes contre l’écorce, calé sur sa queue
comme un kangourou, la tête rejetée en arrière au bout du cou arrondi, et
surtout ce mirifique bouquet de plumes d’un rouge éclatant qui lui servait de
calotte. D’ailleurs, je l’aurais reconnu les yeux fermés : après avoir
regardé à droite et à gauche, il se mit à cogner avec une telle force qu’un
bûcheron travaillant un peu loin en forêt n’aurait pas fait plus de bruit. À
chaque coup de pioche, la tête partait en arrière, rebondissant pour mieux
frapper, et moi qui, la veille, m’étais fait une bosse au front contre la
poutre d’un chalet, je ne pus m’empêcher de songer que le pauvre oiseau devait,
à force de taper ainsi, avoir le cerveau quelque peu fêlé.
Par instant, il s’arrêtait pour écouter, et toute sa
ridicule personne, toute son attitude proclamaient en bon français :
« Et alors ? Ça ne cogne plus, dans le
quartier ? Je n’ai pourtant pas la berlue, ça tapait assez tout à
l’heure ... »
Tout à coup, il se campa, le bec large ouvert, et me lança
son chant à bout portant : « Couhée ... couhée ... Tru ...
tru ... tru ... tru ... tru ... tru ! ... »
Cela vibrait comme le son d’une gigantesque clarinette, et
j’ai compris alors pourquoi on l’entend de si loin dans les bois. Immobile, il
attendait la réponse. Sympathique, au fond, ce solitaire des grandes
sapinières, et si je n’avais pas promis sa peau au musée ...
C’est la détonation de mon fusil qui me secoua de cette
espèce de torpeur. Sans bruit, le pic, étendant ses ailes, avait quitté la
souche, et la crosse m’avait sauté à l’épaule. Il ne restait plus qu’un gros
chiffon noir, à terre, parmi les airelles, l’odeur de la poudre et le
bourdonnement sans fin des abeilles dans le soleil de la clairière.
Je l’ai revu. Flambant neuf dans sa vitrine, il escalade un
rondin, tout noir sous son bonnet rouge, et l’artiste qui l’a monté lui a
conserve son air pince-sans-rire et quelque peu canaille. Collée à la branche,
une étiquette proclame son état civil, le lieu de son décès et le nom de son
assassin. Il me regarde, j’en suis sûr, avec ironie, comme pour me dire :
« Tu as cru m’avoir, c’est moi qui t’ai fait marcher.
Depuis ma mort, tous les oiseaux de ma forêt ont passé l’arme à gauche, à part
quelques vieux corbeaux. Bien des générations de pics se sont succédé, et de
mes contemporains, moi seul je demeure. Je crois qu’au fond je dois te
remercier, bien que tu ne l’aies pas fait exprès. »
Et il avait l’air si vivant, si prêt à reprendre son ascension
autour de la branche, que je suis parti sur la pointe des pieds pour ne pas le
déranger, tout étonné de ne pas entendre tout à coup le « tac tac tac »
de son bec puissant, sitôt que j’eus le dos tourné.
Pierre MÉLON.
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