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Les halbrans

Par ce matin frais et humide d’octobre, J ..., impénitent coureur de nos marais de Saintonge, l’arme prête, tout yeux, tout oreilles, son inséparable cocker sur ses talons, remonte avec précautions la rive de la Seugne. Il a battu depuis quelques jours bois et guérets, culbuté quelques capucins, abattu quelques perdreaux comme la plupart de ses confrères. Mais dans les champs ou les bois, il lui manque quelque chose, cette rosée qui, ce matin, le trempe jusqu’à la poitrine, la caresse rude des « rouches » contre ses bottes et tous les pièges multiples tendus au ras du sol par la « vrillée » et les framboisiers nains. Et puis surtout, ici, le gibier n’est pas le même ; un oreillard lui plaît, certes, filant dans un guéret ou coupant un layon, puis culbutant dans une cabriole fantastique, mais son gibier à lui, le vrai, le seul, c’est celui qu’il cherche ce matin, seul au marais, bien seul ce matin de semaine, le divin colvert au vol rapide, mais à l’envol lent, au départ franc et droit, qu’il ne manque presque jamais.

Il a déjà inspecté pas mal de « longes » et de « fosses », lorsque le soleil commence à percer un peu le brouillard matinal. Rien. Quelques judelles, mais, outre que c’est un piètre coup de fusil, ces demoiselles n’oublient pas de se montrer toujours du côté opposé, bien collées dans un bord de fosse, ou bien à l’autre bout d’une longe droite, parfois une, souvent deux, encore ignorantes du danger, picorant ou nageant de concert.

La marche est difficile. Il est le premier à frayer le « toutin », et les passages d’endroits touffus sont parfois bruyants. Cela ne fait rien, le passage sera fait et plus aisé la prochaine fois.

Soudain, en haut d’une « longe », à 200 mètres, un paquet de trois suit tranquillement la rive, rasant les roseaux.

La distance est grande, et avec ce maudit brouillard ... Mais J ... ne s’y trompe pas ; trois, ce ne sont plus ces demoiselles, mais le seul gibier qui compte à ses yeux, ce sont des canards !

Il faut les approcher, et la rive, à cet endroit plus touffue que partout ailleurs, impose un détour.

Ayant bien fixé l’endroit où se trouve son gibier, J ... s’éloigne délibérément du bord, puis, parvenu à hauteur convenable, fonce dans les rouches sans trop de précautions.

Son gibier ne peut lui échapper, car, s’il est un peu crispé et si son cœur bat vite, il sait qu’en tirant posément un colvert au moins est à lui. Le voici à l’endroit prévu, mais, contrairement à son attente, rien ne se lève. Il avance plus doucement, les canards ont dû filer et peut-être monter, pendant son détour, jusqu’à la fosse « des Tras » qui est proche.

Soudain, à 30 mètres à peine, sortant des hautes herbes de la rive, un colvert se montre à moitié.

J ... s’arrête, comme hypnotisé, immobile, à l’exception de son arme qu’il lève lentement. Posé, le coup est sûr ; mais où sont les autres ? Ils étaient trois, il a bien vu. Bah ! ils ne peuvent être loin et fileront à découvert. Alors le l6 se lève sans à coup, cette fois, s’immobilise un instant, puis le claquement sec d’un coup de T se répercute longuement sur les « Grandes Eaux », roulant de fosse en fosse dans le brouillard matinal.

Le colvert se penche, fauché net, mais, contrairement à l’attente de J ..., rien ne se lève pour doubler, quand un autre colvert, quittant le couvert à son tour, traverse la rivière sans s’enlever, touché sans doute. Un peu loin cette fois, un deuxième coup le culbute sans l’arrêter, et, nageant toujours, il file délibérément vers l’autre rive. Une cartouche remplacée précipitamment, et, cette fois, il est arrêté raide, mais, de l’autre côté, cloué au bord. Le dernier, sûrement piqué aussi au premier coup, doit être remonté dans le couvert.

— Cherche, Muss, cherche, mon chien, il est là.

En effet, le petit cocker fonce un peu, puis s’arrête. J ... avance et ramasse sa troisième pièce, une cane, qui, durement touchée, s’était réfugiée au plus épais des rouches.

Et de un ! Le deuxième est là, à deux mètres du bord, calé par les herbes, mais l’autre est en face, et ce sacré chien qui ne va pas à l’eau ! Crénom ! les trois.

J ... hésite un instant, puis, ma foi, quoique le coin soit mauvais, profond et encombré d’herbes jusqu’à fleur d’eau et la température fraîche, le veston tombe, puis le reste suit aussi à son tour ; et, avec prudence, il descend dans la rivière et nage vers l’autre rive.

Pénible traversée. Gêné et empêtré par les herbes, J ... arrive quand même à l’autre rive d’une dernière poussée dans un vrai matelas qui l’isole de son gibier. Une poignée de rouches ; il tire, saisit son colvert et prend pied. Le fond est mauvais, on y enfonce jusqu’aux genoux dans une vase molle. Hop ! le canard retraverse la Seugne, en l’air cette fois, et tombe à côté de son frère à proximité du bord.

Reste le retour, maintenant, mais le passage est un peu fait, en suivant juste la trace.

S’enlisant à moitié, J ... tire des herbes autant qu’il peut, écarte tant bien que mal ce maudit amas qui lui interdisait d’aborder et, las d’enfoncer dans la vase, il tire sa brasse vers son point de départ.

Les herbes l’enlacent plus qu’à l’aller, il les a couchées et les relève maintenant, plus traîtresses. Tout de même, il avance. Voici le milieu, encore cinq ou six brasses. Mais ses mouvements s’alourdissent, cette herbe maudite croît à mesure, se figure-t-il, et le prend de plus en plus. Encore deux mètres à peine, mais cette fois il se sent lié de partout et à peu près paralysé. Si seulement il avait pied ! Il essaie, se laisse couler ; las ! le fond est loin et l’eau lui passe par-dessus la tête sans que ses pieds rencontrent autre chose que ces herbes maudites. L’affolement commence à le gagner ; pris de partout, il ne nage plus, mais barbote plutôt lourdement, n’ayant qu’une idée : maintenir sa tête hors de l’eau.

Et il est seul dans le marais. Appeler ? pourquoi ? Subitement, l’inévitable lui apparaît ... « Cette fois, j’y reste ! »

Soudain, la pointe d’un roseau de la rive, incliné à l’extrême, se balance tout près. Un effort désespéré lui fait gagner quelques centimètres, et la main, projetée en avant au moment de couler — pour de bon cette fois, — saisit cette petite tige frêle : le salut !

J ... s’y cramponne, tire sans affolement ; il connaît la solidité d’un roseau. Cette légère traction le maintient à la surface et, centimètre par centimètre, le rapproche du bord, le dégage des herbes. Une dernière brasse vigoureuse, et enfin ses pieds retrouvent à nouveau ce fond mou et nauséabond qui lui permet d’escalader le bord.

Oh ! grand saint Hubert !

Alors J ..., dans le costume d’Adam, se retourne et, avant même de songer à ses effets, regarde les deux colverts presque à ses pieds, puis la cane, posée sur ses bottes.

« N. de D ..., je les ai quand même ! le joli tableau ! »

Et, l’esprit tranquille, son gibier assuré, il se rhabille posément, faisant durer maintenant le plaisir de retrouver peu à peu la chaleur et le bien-être de ses effets. Son chien le regarde, attentif, la tête inclinée et les oreilles en arrière.

« Oh ! oui, tu es là ! tu peux me regarder et mettre tes oreilles en papillon, maudit cabot. Va, tu ne te mouilleras pas, toi, et tu te f ... de l’herbe, hein !

» Sacré nom ! je l’ai échappé belle tout de même. Mais cela ne fait rien, je les ai là, tous les trois, trois beaux halbrans, les premiers ! »

Jean RABAINE.

Le Chasseur Français N°623 Décembre 1948 Page 248