L’éléphant est peut-être de tous les fauves celui qui
est le plus facile à approcher lorsqu’on a la ténacité de suivre sa piste,
laquelle, à vrai dire, vous conduit souvent fort loin.
Cette facilité est consécutive au bruit qu’il fait presque
constamment en cassant des branches, de même qu’au claquement continuel de ses
vastes oreilles, dont la mise en mouvement a pour but d’éloigner moucherons,
taons et autres insectes qui le harcèlent.
Sa vue, d’autre part, n’est pas fameuse. Par contre, il est
doué d’un odorat subtil. Si l’on est placé à mauvais vent, les chances de
pouvoir l’aborder sont minces. Cette mise en position fâcheuse se produit
d’habitude lorsqu’on contourne le troupeau pour rechercher un mâle, car,
ordinairement, l’éléphant, de même que tous les animaux sauvages, se déplace à
l’encontre du vent. Néanmoins il arrive que, lorsque le chasseur a été éventé
ou qu’il a tiré une bête, le troupeau s’enfuie vent arrière. Dans ce cas, il
n’est que d’abandonner la poursuite, on ne le rejoindra pas.
Il arrive aussi que l’éléphant charge le chasseur :
c’est en général une femelle qui a un ou deux petits avec elle et qui est
inquiète pour sa progéniture. L’éléphant est toutefois bien moins agressif que
veulent le laisser à entendre trop de chasseurs. Souvent, lorsqu’on a tiré la
bête choisie, le troupeau s’enfuit, et ce, dans n’importe quelle direction,
ignorant d’où viennent la détonation et le danger. Dans cette circonstance, il
peut se faire que plusieurs fuyards se dirigent vers le chasseur, ce qui ne
signifie point qu’ils le chargent. Semblable aventure m’advint. Mes cris ont
toujours fait prendre une direction divergente aux mastodontes affolés, ce qui
prouve qu’ils ne venaient pas sur moi pour m’attaquer. J’ajouterai qu’il
m’arriva d’être obligé d’abattre la bête à quelques mètres pour éviter d’être
piétiné.
Si l’éléphant fonce la trompe roulée, il n’y a pas à
hésiter : il faut tirer, la charge est franche ; il faut l’abattre.
Mais, s’il accourt trompe pendante ou projetée en avant, il n’est pas volontairement
dangereux ; il veut seulement se rendre compte de ce qui l’effraie.
L’éléphant se chasse donc ordinairement à la piste, qui est
en général facile à suivre sur bon terrain et pendant la saison humide. Il
arrive cependant que, dans les endroits secs et rocailleux, plusieurs heures
devront être consacrées à relever une voie perdue.
Pendant la période chaude de la journée, le grand pachyderme
s’arrête au sein des frondaisons épaisses et y sommeille, soit debout, soit,
plus rarement, accroupi ou couché.
Je ne m’étendrai pas plus longuement sur les habitudes de ce
proboscidien ; d’autres avant moi les ont décrites de façon détaillée, en
des lignes pleines d’intérêt. Je ne veux citer ici que des anecdotes et les
faits qui m’impressionnèrent le plus dans ma carrière de chasseur.
J’étais parti avant le jour en compagnie de deux traqueurs
moïs à la recherche d’une piste d’éléphants. C’était au mois de juin. Dès sept
heures du matin régnait une chaleur suffocante sous un soleil de plomb.
À dix heures, après bien des kilomètres parcourus, nous
n’avions pas réussi à joindre la piste fraîche du troupeau errant dans les
environs. Nous fîmes halte près d’un filet d’eau pour nous désaltérer et casser
la croûte.
Il n’y avait pas dix minutes que nous étions assis sur
l’herbe que nous entendîmes, à environ cinq cents mètres, le barrissement de
l’un de ceux que nous cherchions. La joie nous fit oublier la fatigue ;
d’un même élan nous fûmes tous trois debout.
Nous marchâmes environ vingt minutes, découvrîmes la piste fraîche,
facile à suivre. Le troupeau ne pouvait guère avoir qu’un kilomètre d’avance,
nonobstant quoi nous ne le rejoignîmes qu’à midi.
Une quinzaine d’animaux le constituaient. J’avisai alors un
mâle ayant des défenses moyennes et résolus de le tirer. Je ne pouvais pourtant
placer ma balle à l’endroit désiré, un arbre m’en empêchant. Il fallait me
déplacer et je craignais de faire fuir le troupeau déjà en éveil. Attendre,
c’était également courir le risque de voir mon mâle s’esquiver. Aussi lui
envoyai-je une balle, qui effleura l’arbre et toucha trop en arrière du crâne,
dans le cou. Il tomba néanmoins, assommé, cependant que le reste du clan, en
une sarabande effrénée, tournait autour de moi. J’avais un arbre pour me
protéger et, moi aussi, je tournais autour, carabine à l’épaule, prêt à faire
feu sur celui qui approcherait trop dangereusement. Ce ne fut heureusement pas
nécessaire ; au bout de quelques minutes, qui me parurent longues, la
harde s’enfuit en brisant tout sur son passage. Je pus voir en même temps
l’animal abattu se relever, la suivre. Je le doublai, d’une balle tirée trop
précipitamment et au travers des feuillages. Il accusa le coup, mais ne
ralentit point l’allure et disparut dans la forêt.
Il ne me restait plus qu’à reprendre la piste. Jusqu’où nous
conduirait-elle ? Nous suivîmes longtemps le blessé au sang. La bête
touchée, qui buttait et tombait souvent, à ce que disaient nettement les
traces, était accompagnée d’un de ses congénères qui la soutenait dans sa
marche.
Combien de lieues couvris-je ce jour-là ? Je ne le
saurais dire. Ce ne fut qu’à la chute du jour que j’aperçus, à l’orée d’une
clairière, deux éléphants, dont le blessé qui, aspirant du sable avec sa
trompe, en aspergeait ses plaies. Il était sur le point de tomber. Je lui envoyai
une balle, cette fois bien placée ; il s’affaissa d’un bloc.
À cet instant, j’aperçus les défenses de son compagnon,
masquées jusqu’alors par son protégé ; elles étaient de toute beauté. Ce
grand mâle ne bougeait pas ; il semblait attendre un mouvement de l’autre,
pour l’aider encore. Un projectile impitoyable l’envoya, lui aussi, à terre. Il
s’écroula comme une masse sur son compagnon d’infortune. Ce fut mon premier
doublé de porteurs d’ivoire. Ma joie était grande. Nous campâmes en forêt et,
le lendemain, dès le petit jour, nous nous attelâmes à l’extraction des quatre
défenses. Ce fut un gros travail, étant donnée la position des animaux,
impossibles à remuer. Nous fûmes de retour au camp dans l’après-midi. Les Moïs
s’émerveillèrent et, lorsqu’ils connurent les circonstances de la chasse,
déclarèrent que c’était un bon génie qui avait envoyé le gros mâle. J’approuvai
leur dire, cela leur fit plaisir et, d’ailleurs, il n’y a aucune raison pour
tourner en dérision les croyances des hommes de la brousse lorsqu’on est
soi-même un fervent de la libre nature et de ses enchantements.
Récits d’Allain le Broussard,
recueillis par Marcel FAUCHOIS.
|