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Considérations sur Paris-Brest

À ceux qui parlent de dégénérescence de la race et nous présentent nos anciens champions comme d’inégalables, d’inapprochables athlètes, je présente les vainqueurs du dernier Paris-Brest et retour qui ont battu de trente heures le temps de Charles Terront en 1891 et de cinq celui d’Operman en 1931. Bien mieux : ce sont des coureurs très peu connus, nullement des vedettes de la route, spécialistes des courses-calvaire.

Mieux encore : à côté de la catégorie professionnelle figurait la catégorie cyclotouriste. Le tandem Routens-Fourmy couvrit les 1.200 kilomètres à 24 de moyenne horaire. Je reconnais que ces tandémistes n’avaient de cyclotouristes que le nom. Mais enfin, ils ne sont pas professionnels. Nous les retrouvons à nos réunions. Ils n’ont ni soigneurs ni entraîneurs et roulent sur de superbes machines de tourisme construites par eux-mêmes.

La grande question qui se pose est celle-ci : qu’aurait fait Charles Terront sur les routes actuelles et montant une bicyclette actuelle de 10 kilogrammes, à boyaux et dérailleur ?

Il est naturellement impossible d’y répondre, mais on peut se livrer au petit jeu des considérations et des hypothèses.

Disons d’abord que le nom de Charles Terront jouissait, en son temps, d’une célébrité comparable à celle d’un Jean Bouin, d’un Dempsey ou d’un Carpentier. Le nombre et l’importance de ses victoires, autant en vitesse qu’en fond, autant sur les routes que dans les vélodromes, était tel qu’il l’auréolait d’un prestige ... historique, prestige qui devait s’appuyer sur des dons physiques absolument exceptionnels. Et puis il s’y ajoutait la nouveauté et le décor.

La bicyclette, évoluée du grand bi, venait de naître, et le pneumatique d’être inventé. Une extraordinaire vogue entourait ce petit objet à deux roues qui, pour la première fois depuis l’origine du monde, quadruplait la vitesse du bipède humain sans lui imposer de fatigue supplémentaire. Pierre Giffard créant la course Paris-Brest et retour, c’était comme le sera dans cinquante ans un autre Pierre Giffard donnant le départ à des hommes-fusée pour la course Terre-Lune (sans retour). L’événement était mondial.

Le duel Terront-Jiel-Laval est encore présent à ma mémoire comme le duel Rivierre-Linton dans leur inoubliable Bordeaux-Paris.

Donc, prestige, décor, ambiance, nouveauté, légende, enthousiasme, voilà tout ce dont il faut entourer le Paris-Brest de 1891 et la victoire de Charles Terront pour les comprendre.

Les temps ont bien changé. À l’exception du Tour de France (et pourtant combien commercialisé !), nous ne nous passionnons plus pour une course cycliste, n’eût-elle lieu que tous les dix ans, eût-elle un passé historique. Pourquoi ? parce qu’il y en a trop ; parce que le coureur cycliste exerce une profession, est un vulgaire salarié et surtout un sélectionné. Ne s’engagent plus dans de pareilles épreuves que des as, et ces as sont si nombreux que nous les distinguons à peine les uns des autres, sauf pour quelques noms populaires, spectaculaires, faisant encore effet sur le public.

J’avoue n’avoir jamais entendu parler de Hendricks, de Neuville, de Fazio, de Tacca ni des autres. Et ce sont ces hommes, cependant, qui ont battu de trente heures le temps de Charles Terront.

La hiérarchie des gloires n’a pas le moindre, rapport avec la hiérarchie des talents, et encore infiniment moins dans le domaine de l’esprit que dans celui du muscle. On peut à la rigueur trouver « l’homme le plus fort du monde », mais il est ridicule de proclamer un écrivain ou un peintre « le plus grand génie dans son art », surtout si l’on ajoute : « de tous les temps ». Par contre, on pourra trouver le plus riche, le plus décoré et même le plus célèbre. Il s’est vu que ce soit tout le contraire d’un génie, ce peut même être une « intelligence moyenne » ...

Revenons à nos moutons, ou plutôt à nos coureurs. Voici ce que nous pourrons dire : si Charles Terront ressuscitait, rajeuni de cinquante-huit ans, il est probable que sa prodigieuse résistance, son endurance brutale, sa faculté de se priver de sommeil et de rester des vingt heures en selle nous stupéfieraient ; mais s’il distançait nos coureurs d’aujourd’hui, ce serait de très peu, et son arrivée serait sans doute « disputée sur le vélodrome », selon la formule, hélas, consacrée par une trentaine d’années de courses qui ressemblent toutes les unes aux autres.

J’en dirais autant de tous les pistards d’autrefois, mais je ne parle que des stayers. Quant aux coureurs de pure vitesse, je crois que c’est une autre histoire et que la résurrection du fameux Zimmermann serait un grand événement et nous ménagerait des surprises.

Henry DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°623 Décembre 1948 Page 260