Certes, mon cher de La Tombelle, nous pouvons regretter le
cyclotourisme gastronomique qu’en notre jeunesse nous avons pratiqué, sans nous
rendre compte, d’ailleurs, de notre chance. Et vous voudriez ramener à
l’auberge — voire à l’hostellerie — les jeunes pédaleurs qui,
aujourd’hui, par raison d’économie, se contentent des « vivres tirés du
sac » ; vous leur expliquez même qu’ils n’y gagnent rien ou fort peu
de chose ; car ce qu’ils achètent en détail chez le boulanger, le
charcutier et la crémière leur revient à peu près au même prix qu’un repas
normal au restaurant. Cependant, vous n’êtes pas très sûr de la force de vos
arguments, et vous prévoyez des protestations indignées de la part de nos
modernes cyclocampeurs et pique-niqueurs. Vous ne vous étonnerez donc pas que
je ne sois pas de votre avis. Par sagesse et nécessité, moi qui me tenais si
remarquablement à table, je me repais maintenant, au cours de mes voyages
cyclistes, d’œufs durs, de jambon, de fromage, de fruits et de pain, que je
mastique, assez mélancoliquement assis sur une borne kilométrique ou sur la
crête d’un talus. Le soir, je prends pitance à l’hôtel, pour obtenir la chambre
où je dormirai ... après avoir complété le maigre repas qu’on m’a servi
par quelques vivres substantiels tirés de mon sac.
Vous me direz que je suis victime d’une illusion, et qu’en
regrettant les plantureux repas qu’on nous servait, autour de 1900, pour
1 fr. 50 ou 2 francs, j’oublie que notre franc vaut cent fois
moins qu’en ce temps-là, et qu’il est donc logique qu’un déjeuner au restaurant
coûte de 150 à 200 francs. Mais, justement, l’augmentation au centuple ne
porte pas sur tous les objets ; elle est moindre sur certains articles,
plus importante sur d’autres, notamment et avant tout sur l’alimentation. Le
beau vélo que m’avait valu mon succès au « bachot » avait coûté
800 francs à mon père ; une bicyclette de la même classe est encore
loin de valoir 80.000 francs ! Souvenons-nous. On arrivait, affamé par
quelque cent kilomètres bien menés, à l’Hôtel de l’Écu ou du Lion
d’Or. À la table d’hôte on prenait place ; et l’on nous servait des
hors-d’œuvre, un poisson, une viande en sauce, un rôti ou une volaille,
plusieurs légumes, souvent un entremets, des fromages, des fruits, des
biscuits, le tout à discrétion, car l’on repassait les plats ; et, devant
chaque convive, il y avait une bouteille de vin, parfois excellent, qu’on
renouvelait, sans faire d’observation, à tous les francs-buveurs.
Cela se trouvait dans toutes les villes, tous les gros
bourgs ; et dans certains villages de régions plantureuses (Normandie,
Touraine, Bourgogne et autres) il semblait que ce fût un plaisir pour les
aubergistes de gaver leurs hôtes des chefs-d’œuvre culinaires qu’ils savaient
concocter avec tant d’art. Pour un millier de francs et davantage, aucun d’eux
ne pourrait nous servir ce qu’on avait alors en France, à toutes les tables
d’hôte, au prix si modique que je viens de rappeler. Aussi, cycliste vagabond
de la première heure, il ne me serait jamais venu à l’idée de camper et de faire
ma popote sur les routes. Sûr de trouver partout bon souper et bon gîte,
souvent à meilleur compte qu’en restant chez moi, je partais volontiers pour un
voyage cycliste de quinze jours, avec un pécule de 100 francs, et j’en
revenais le teint fleuri. De nos jours, pendant le même laps de temps, on
ferait maigre chère avec 10.000 francs, si l’on couchait et mangeait à
l’hôtel : il faut nécessairement recourir au pique-nique, au
ravitaillement, au moins partiel, dans les boutiques et, enfin, s’il faut se
réduire au minimum, au cyclocamping intégral.
Est-ce la faute des hôteliers ? Faut-il les accuser de
mercantilisme excessif ? Pas du tout ; ils font ce qu’ils peuvent et
ils y mettent une certaine constance. Mais ils sont accablés par les lois et
règlements qui prétendent faire le bonheur du peuple. D’hôtes qui s’efforçaient
de satisfaire ceux qui leur demandaient gîte et nourriture, ils sont devenus
collecteurs d’impôts. Au rebours de ce que demande Harpagon, ils ne peuvent
donner que peu à manger pour beaucoup d’argent.
Et puis, vraiment, il n’y a plus intérêt gastronomique à
aller chez eux. Autrefois, on s’y régalait de savantes préparations culinaires.
Mais le repas classique d’aujourd’hui, c’est une demi-tomate en salade, une
viande grillée ou rôtie, un légume et un fruit : ça se prépare et se mange
aisément chez soi et même sur le bord de la route. Les cyclistes ne sont pas
seuls à l’avoir compris. Que d’automobilistes, sur le coup de midi, mettent la
nappe et déballent leurs paniers en pleine nature, à l’ombre d’un bel
arbre !
Il faut bien que les cyclotouristes s’adaptent à cette
évolution, qui s’accentuera, je crois, d’année en année. L’art de cuisine, s’il
n’est pas mort, ne pourra plus s’exercer qu’à domicile, entre vieux disciples
de Brillat-Savarin. Mais, au restaurant et à l’hôtel, il faudra se contenter de
simples et banales rations alimentaires. Or, pour en revenir à notre propos,
ces rations coûteront moins achetées chez le détaillant que consommées chez le
restaurateur. Les aliments « énergétiques », les œufs, le jambon, le
fromage, le beurre, n’entrent que rarement, ou à bien faible dose, dans les
menus à 250 francs, et n’y entrent jamais tous les quatre à la fois ;
ils motivent en général des suppléments de 100 francs au moins. Quant au
sucre et plats sucrés, si nécessaires aux muscles qui travaillent, ce sont
produits de luxe qu’on n’ose même plus demander aux aubergistes. Je viens de
rappeler ce qu’ils m’ont servi, cet été, pour 250 francs, portés à 300 par
le couvert, le service et les taxes.
Voici, en comparaison, ce que je pouvais tirer de mon
sac : deux œufs, 40 francs ; une tranche de jambon,
100 francs ; 50 grammes de fromage, 40 francs ;
500 grammes de fruits, 50 francs ; 350 grammes de pain,
12 francs ; un demi-litre de vin, 40 francs ; au
total : 282 francs, pour un repas beaucoup plus substantiel, comme le
prouverait le calcul des calories, donc des kilogrammètres, qu’il contient.
Ajoutez à cela du sucre, du miel, des biscuits, dont je m’assure toujours une
petite provision. Dans mon sac, je transportais aussi du lait en poudre, de la
farine lactée, du café, du chocolat, ce qui me permettait de me confectionner,
le matin, un repas autrement consistant que le fadasse et mesquin petit
déjeuner des hôtels.
Je ne prétends pas qu’on ne trouve jamais un plantureux
repas de restaurant sur son chemin ; même, il suffit maintenant d’y mettre
le prix pour le trouver partout ; mais c’est un prix élevé, incompatible
avec le cyclotourisme, qui détermine tous les jours de grands besoins alimentaires,
alors que ce ne sont point les fortunés de ce monde qui le pratiquent le plus
volontiers.
Le voyageur à bicyclette ne peut donc pas faire de la
gastronomie. Mais, pour subvenir au travail prolongé qu’il impose à ses
muscles, il lui faut apprendre à garnir son sac d’aliments de haute valeur
nutritive, peu encombrants, tout prêts à être consommés ou faciles à préparer,
et dont le prix soit en rapport avec l’énergie qu’ils procurent.
Dr RUFFIER.
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