C’est un bel apologue que celui des Membres et l’Estomac.
On sait que, repris par notre La Fontaine, il fut imaginé par Menenius Agrippa,
qui voulait prouver aux plébéiens que, pour être eux-mêmes nourris, ils
devaient nourrir d’abord les patriciens. L’argument apaisa la sédition sans
qu’aucun défenseur de la plèbe eût l’idée de rétorquer que, sans les membres,
l’estomac ne servirait à rien, et qu’il devait être, par conséquent, plutôt
subordonné à ceux-ci que leur maître : mais la physiologie n’était pas alors
assez avancée pour mener ainsi la controverse.
Encore de nos jours, on considère volontiers l’appareil
digestif comme le régulateur de la vigueur et de la santé. Quand l’estomac va,
tout va, pense-t-on. Aussi, dès que l’appétit se perd, que la digestion devient
difficile ou douloureuse, il paraît de prime importance de rétablir au plus
tôt, par des régimes et des médications, le fonctionnement du tube
digestif ; que si l’on n’y réussit pas, tout l’organisme s’affaiblit.
Ainsi, comme le prétendait Agrippa, l’estomac serait bien le maître de notre corps.
Cependant, tout organe, le poumon, le cœur, le foie, le
cerveau, même une glande comme la thyroïde ou l’hypophyse, entraîne par son
dérèglement particulier le dérèglement de toutes les autres fonctions. Il n’y a
pas de souverain parmi nos organes ; ils sont tous solidaires comme le
sont tous les ressorts, pivots et engrenages d’une montre, dont le plus infime
ne peut se briser ou se fausser sans que le mécanisme entier ne s’arrête.
Ce n’est donc pas toujours parce qu’il est lui-même lésé que
l’estomac ne digère pas bien : bien souvent ce sont d’autres organes qui
ne lui apportent pas la collaboration qu’ils lui doivent, et c’est à ceux-ci
qu’il faudrait s’adresser pour guérir la dyspepsie et relever l’appétit.
Réserve faite de ce qu’exige la croissance du corps pendant
l’enfance et la jeunesse, on n’a besoin de manger et, par conséquent, de
digérer, que pour assurer l’activité corporelle générale ; nous brûlons,
nous oxydons nos aliments pour en faire du mouvement. C’est donc le mouvement
que nous nous donnons qui règle la quantité de nourriture que nous pouvons digérer.
Cela veut dire que nos muscles, organes du mouvement,
tiennent assez étroitement sous leur dépendance le fonctionnement de l’appareil
digestif. Lorsque la paresse et la sédentarité réduisent leur activité, leur
besoin de nourriture à transformer en mouvement se réduit d’autant. Que si, par
gourmandise ou habitude, on tient à manger quand même assez copieusement, la
majeure partie de ces aliments ne peuvent être ni digérés, ni assimilés ;
ils surchargent les tissus, les humeurs, le sang, de réserves encombrantes et
de déchets toxiques, surtout de graisse et d’acide urique. Tout l’organisme
souffre, et ses diverses fonctions se désaccordent. L’estomac, notamment, qui
ne reçoit pas de commandes d’aliments formulées par les muscles, a de plus en
plus de peine à élaborer la nourriture superflue dont on le charge. Mais ces
troubles, ces dyspepsies doivent être considérés moins comme des maladies que comme
des réactions de défense qu’oppose le tube digestif au travail anormal qu’on
veut lui imposer.
Au reste, le traitement classique de ces affections gastro-intestinales
comporte toujours un régime alimentaire restreint, dont la valeur en énergie
motrice corresponde autant que possible à la faible activité musculaire. C’est
adapter la nourriture à l’inaction. La vraie guérison ne peut s’obtenir qu’en
augmentant l’activité corporelle du dyspeptique, car c’est ainsi qu’il se
donnera des besoins réels, des besoins organiques de nourriture.
Après un exercice de quelque intensité, qui a brûlé et
éliminé une certaine quantité de réserves alimentaires, il se fait comme un
appel de nourriture nouvelle, de nourriture de reconstitution ; et cet
appel, venu de tous les organes et tissus, arrive finalement à l’estomac sous
forme de sensation de faim. Les aliments, pris alors de bon appétit et
répondant au besoin organique créé par le mouvement, se digèrent et
s’assimilent aisément.
Il est donc facile de comprendre pourquoi l’exercice donne
de l’appétit et assure de bonnes digestions. Il est curieux que ce fait
universellement reconnu n’ait pas fait accorder une place importante à
« la cure de gymnastique » dans le traitement des dyspepsies :
on a même tendance à compter bien davantage sur le repos horizontal après
les repas ; ce qui peut faciliter peut-être la digestion d’un fade repas
pris à contre-cœur, mais ne vaut pas l’action stimulante d’une activité
musculaire assez prolongée à laquelle on s’astreindrait avant le repas.
Les dyspeptiques, étant généralement affaiblis et déprimés,
ne s’adonnent pas volontiers à la culture physique ; ils craignent qu’elle
ne les fatigue et les amaigrisse. Et, certes, ils ne peuvent se livrer de but
en blanc à des exercices assez énergiques et intenses pour améliorer leurs
fonctions digestives. Mais c’est affaire d’adaptation, d’entraînement
progressif. La gymnastique fondamentale leur est un moyen simple et
commode d’arriver en quelques semaines à se donner chaque jour assez de mouvement
pour faciliter grandement, et de plus en plus, leurs fonctions digestives.
Dr RUFFIER.
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