Parmi les nombreuses applications d’idéologies diverses
issues de la Libération, la généralisation des lois sociales n’est pas une des
moindres. Et, en particulier, il n’en est aucune dont les conséquences
pratiques furent aussi peu prévues et étudiées.
Il n’est pas dans notre rôle d’examiner ici le bien ou le mal
fondé du principe de ces lois. L’idée de garantir l’individu contre les risques
économiques de l’existence n’est pas indéfendable, au contraire. Et, sans faire
appel aux sentiments d’humanité qui risquent de rester lettre morte pour
beaucoup, l’on peut arguer qu’il est plus qu’illogique que la solidarité
nationale soit obligatoire pour tous en temps de périls de guerre qui oblige
chacun à risquer sa vie pour la défense d’un bien commun, et que, la paix
revenue, cette même solidarité nationale ne joue plus en faveur des déshérités,
le bien commun de la guerre devenant le bien particulier de quelques-uns. Mais
ces questions de morale ne sont point de notre ressort. Et pour nous les seules
questions qui se posent au sujet des lois sociales telles que nous les
connaissons, ce sont leurs conséquences pratiques.
Le législateur avait plusieurs modes de financement et de
répartition à sa disposition : rentes d’État alimentées par l’impôt,
développement des mutuelles, etc. Pour des raisons diverses, la base choisie a
été la profession, par l’intermédiaire d’un organisme spécial. Remarquons en
passant ce premier hommage à la philosophie marxiste qui ne reconnaît de valeur
à l’individu qu’en tant que producteur, première erreur psychologique de la
part de ceux qui ont la prétention d’endiguer et de combattre les idéaux
matérialistes.
Chacun connaît par lui-même les modalités du financement des
lois sociales. Jusqu’à un plafond déterminé, l’État oblige chaque salarié à
économiser 6 p. 100 de son revenu, cette économie étant prise en charge
par les A. S. En même temps, l’employeur est obligé de verser de son côté
10 p. 100 du même salaire. Pratiquement, cela se traduit par le pompage
régulier de 16 p. 100 des ressources des travailleurs, bien peu dépassant
le plafond au delà duquel ne joue plus l’obligation. Pour l’ensemble du pays,
cela s’est traduit pour 1947 par un total de plus de 106 milliards.
Est-ce qu’actuellement, avec la vie plus que chère, les
travailleurs ont les moyens de stériliser 16 p. 100 de leur revenu, dans
un but certainement utile, mais lointain ? Est-ce que la mise hors circuit
d’une masse de capitaux dépassant cent milliards, et cela tous les ans, ne
risque pas d’avoir des conséquences graves pour l’Économie nationale une fois
la pénurie aiguë des marchandises jugulée ? La difficulté de la situation
actuelle des travailleurs, la crise commerciale montante, malgré les multiples
besoins de première nécessité non encore satisfaits, semblent prouver qu’on a
vu trop grand pour les possibilités. Autrefois les travailleurs économes
mettaient dans les périodes faciles une partie de leurs gains de côté. La vie
devenant plus dure, ils utilisaient une partie de cette épargne, ou, ce qui
était plus courant, « ne mettaient rien de côté ». Ce système
rudimentaire avait au moins un grand avantage, c’est d’être excessivement
souple, d’être adapté exactement aux possibilités de chacun. Tandis que la
mécanique des A. S., elle, une fois mise en marche, ne peut s’arrêter. Il
lui est impossible de s’adapter aux besoins particuliers de chacun, et ce n’est
pas de sa faute si le travailleur est obligé de se priver aujourd’hui en vue
d’atteindre un but lointain, que personnellement il n’atteindra peut-être
jamais. C’est le système qui le veut.
Il est une autre particularité de cette épargne dirigée qui
échappe encore aux intéressés : elle n’est pas à leur disposition
constante, sous leur prise directe. En fait, ce n’est qu’une créance sur la
collectivité ; ce qui n’est pas tout à fait la même chose qu’une épargne
constituée par quelques pièces d’or ou même quelques obligations ou versements
à la Caisse d’épargne. L’épargne privée à l’ancienne manière était un
prolongement et la garantie matérielle de l’indépendance individuelle. Cette
épargne nouveau style, au contraire, enchaîne l’individu à la collectivité,
donc à l’État, avec toutes les conséquences politiques et sociales que cela
comporte. Cela n’a peut-être pas beaucoup d’importance tant que le contrôle
politique reste humain et démocratique. Mais l’histoire récente nous apprend
que les accidents sont toujours possibles.
En mettant le financement des lois sociales à la charge des
employeurs, le législateur a opéré un bouleversement des conditions de la
production auquel il n’avait pas songé. En plus des 10 p. 100 pour les A. S.
dont nous parlons plus haut, l’employeur est obligé de verser 15 p. 100
pour les allocations familiales, de 2 à 5 p. 100 pour les accidents, etc.
Mi-1948, l’on calculait que l’ensemble des charges sociales dans la mécanique
atteignait 43 p. 100 des salaires nominaux, ce qui, joint aux 6
p. 100 retenus aux salariés, faisait presque 50 p. 100. Et, au moment
où nous écrivons, l’on parle d’augmenter ces charges patronales de 15 p. 100
encore.
Or toutes ces charges se reflètent obligatoirement dans les
prix de revient des marchandises. C’est une bonne plaisanterie — si l’on
peut dire — de prôner, d’une part, les exportations, et, de l’autre,
surcharger les prix de revient de 50 ou 65p. 100 du montant des salaires,
alors que nos concurrents, bien plus riches que nous en matières premières,
n’ont que des surcharges infimes.
D’autre part, conséquence souvent perdue de vue, l’écart
entre le montant du salaire effectivement encaissé par le travailleur et le
coût total de la main-d’œuvre incorporé au prix de revient des marchandises
s’augmente du montant des impôts industriels et commerciaux relatifs à ces
dites marchandises, ces impôts jouant non seulement sur la valeur des
marchandises proprement dite, mais aussi sur les salaires et sur les versements
de Sécurité sociale. Un exemple pour faire comprendre le jeu des cascades
superposées d’impôts :
Prenons un salaire nominal de 10.000 francs. Le
travailleur se verra retenir 6 p. 100 pour les A. S. (sans parler des
impôts) et ne recevra donc que 9.400 francs. L’employeur, de son côté,
prenons-le dans la mécanique, aura 43 p. 100 de charges sociales à
ajouter, ce qui fera 14.300 francs de main-d’œuvre, partie de son prix de
revient total, le reste étant constitué par le coût de la matière première,
l’amortissement du matériel, les frais généraux, etc. Sur ces 14.300 de frais
de main-d’œuvre, l’État prendra d’abord 10p. 100 de taxe à la production,
ce qui nous amène à 15.730 francs. Et cette marchandise paiera encore 1 ou 2
p. 100 de taxe de transaction, plus la taxe locale, ce qui donne pour
l’acheteur-consommateur un prix de revient de la main-d’œuvre de 16.300 francs
minimum. Et cela dans les conditions les plus favorables, c’est-à-dire de
marchandises n’incorporant pas des frais de main-d’œuvre superposés, ni des
charges d’intermédiaires quelconques. En résumé, si notre ouvrier demandait à
être payé en nature du montant de son travail de 10.000 francs, il aurait la
douce surprise de constater que les 9.400 francs qu’il a effectivement reçus
ont presque doublé par le simple jeu des taxes et de la Sécurité sociale, et
cela tout en comptant pour zéro la valeur de la matière première,
l’amortissement des machines, les frais généraux, les frais de transports, les
frais de distribution, c’est-à-dire dans une situation plus qu’idéale qui
n’existe nulle part. Et, si le projet dont on parle d’augmenter de 15
p. 100 les charges de l’employeur prenait corps, nos 9.400 d’origine ne se
transformeraient plus en 16.300, mais en 17.900 francs. Nous laissons au
lecteur le soin de conclure si l’opinion ne cherche pas bien loin les raisons
de la vie chère en ce qui concerne les produits industriels.
Marcel LAMBERT.
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