Le théâtre, vu de l’extérieur, a l’air d’un vaste
hangar. Seule à peu près, une lampe à gaz de pétrole, aveuglante, entourée d’un
halo d’insectes, distingue sa porte de celles qui sont voisines. Sur une
planche dorée, quelques caractères chinois sont tout de même le nom de
l’établissement. Comme tous les théâtres de Chine, celui-ci s’appelle
« jardin » de quelque chose : « Jardin des Joies
célestes », à moins que ce ne soit : « Jardin de l’Heureuse
Fortune », ou peut-être « de l’Harmonie vespérale », je ne sais
plus au juste, mais c’était quelque chose d’aussi ... simple et d’aussi
poétique. Malgré ce détail apaisant, c’est une ruée. En attendant les joies
célestes ou l’heureuse fortune, en dépit de l’harmonie vespérale, on joue ici
férocement des coudes et des hanches.
Nous sommes poussés vers une sorte de guichet grillagé, où
l’on nous remet, en échange d’une liasse de dollars (il y en a bien pour vingt
francs !), des tickets tout semblables à ceux du théâtre parisien, à cela
près qu’ils sont sur papier pourpre et imprimé en chinois. Nous n’avons pas le
temps de les examiner. Une seconde porte étroite, ornée d’un vieux rideau de
velours cramoisi, nous absorbe ... et nous sommes au milieu du théâtre.
Un vaste hall rectangulaire déjà plein d’une foule entassée,
ravie, gloussante et respirante. Un déferlement d’électricité inonde un unique
balcon disposé sur trois des côtés de la salle, et lui-même prêt à craquer sous
le poids de ses occupants. Nous butons dans des chaises surpeuplées, disposées
au hasard autour de petites tables. Puis voici des bancs de bois dont le
dossier, en forme d’étagère, supporte le dîner de quelques affamés en train de
se repaître : tasses de thé, soucoupes de viandes grillées et de
sucreries.
Dans le fond, une estrade étroite, haute d’un mètre. Un seul
rideau derrière, d’un rose fatigué. C’est la scène. Pas le moindre portant, pas
la moindre rampe, pas le moindre décor : ces détails sont méprisés du
théâtre chinois !
Miraculeusement, nous avons pu dans un coin trouver deux
chaises vides. Nous nous y asseyons et contemplons le spectacle. Celui de la
salle. Il est pittoresque à souhait, et celui que nous attendons sur la scène
ne saurait être ni plus tumultueux, ni plus tapageur, ni plus surprenant :
une foule de messieurs à peu près dévêtus (la chaleur, il est vrai, rappelle
l’équateur), discourant, plaisantant, riant, buvant du thé, mangeant
— surtout mangeant !
— C’était bien la peine de nous presser de dîner avant
de venir ! remarque Peter ...
Jamais nous n’avons vu tant de dîneurs à la fois, vidant des
bols de riz avec des baguettes plus goulues, ni dégustant avec plus d’évident
plaisir ailes de canard laqué, saucisses de chien et foies de coq en brochettes !
Dans les jambes des mangeurs, et dans les nôtres, des
enfants jouent et piaillent. Au milieu de tout cela, des garçons de restaurant
parviennent à se faufiler, apportant des victuailles.
Nous sommes pourtant bien au théâtre. D’ailleurs, voici un
tintamarre grandissant contre lequel luttent en vain les causeurs, les deux
mains en pavillon sur la bouche : c’est l’orchestre. Nous nous
émerveillons, car nous n’avons pas encore vu, en Chine, un orchestre au grand
complet. Près de la scène encore vide, les musiciens, en tenue de parade, sont
rassemblés. D’abord cinq ou six joueurs de trompettes qui s’époumonent en
conscience, tandis que les tambourinaires, à côté d’eux, frappent avec
acharnement sur des peaux tendues. Il y a aussi de ces violons que nous
connaissons bien, à deux ou à une seule corde, dont la crudité suraiguë, avec une
cruauté persistante, perfore le tympan. Cependant, des hommes par là-dessus
martèlent à contre-temps cette étrange symphonie, à l’aide de retentissantes
claquettes de bois sec et de sonores battoirs de jujubier.
Le Chinois est mélomane. L’orchestre a gagné. Le silence
s’est presque établi dans la salle. Seul parfois un petit rire attardé descend
du balcon, celui de quelque dame étourdie, et qui cache aussitôt sa confusion
dans ses voiles : car le balcon est presque uniquement peuplé de dames,
qui caquetaient tout à l’heure comme des perruches, mais qui, maintenant,
s’apprêtent aux joies du spectacle.
Et celui-ci commence.
Sur l’estrade viennent de sauter des guerriers barbus, vêtus
d’habits multicolores, soutachés d’or et surchargés de broderies. Ils s’agitent
comme des diables et s’interpellent avec véhémence. Est-ce un ballet ?
Est-ce une dispute ? Cela nous a tout l’air d’une bagarre. Les acteurs, en
effet, après s’être lancé des clameurs de défi, en viennent aux mains. Ils se
rouent de coups, s’arrachent mutuellement les moustaches, se roulent avec
frénésie sur le sol, se relèvent, s’arrachent encore un peu de moustache ou de
cheveux s’il en reste, se lacèrent de coups de sabre, hurlent et fulminent et,
dans une clameur multipliée, sautent au milieu de l’orchestre, tout comme Lulli
dans la représentation du Bourgeois Gentilhomme.
C’était un ballet.
Le public est délirant d’enthousiasme. Peter réclame du
coton pour ses oreilles. Une pause. L’orchestre redouble ses efforts. Dans la
coulisse, ou plutôt ce qui en sert, un recoin à gauche de l’estrade, sans aucun
rideau pour les dissimuler, devant tous les spectateurs, les acteurs de la
scène prochaine se préparent. On les voit s’attifer, se grimer, se pommader et
se harnacher.
Les costumes du théâtre chinois comportent non seulement des
ornements de soierie, de clinquant et de brocart d’une déconcertante abondance
et d’une richesse éblouissante, mais aussi des accessoires extraordinairement
compliqués, fixés dans le dos, sur la tête de l’acteur, qui précisent le
caractère ou le jeu de celui-ci. Chaque costume, chaque détail est symbolique.
Ce personnage revêtu d’une robe de soie jaune (couleur, impériale) brodée de
dragons d’or est un roi. Ces tuniques à l’éclat multicolore et pareilles à
celles des généraux de l’antiquité sont celles de militaires.
Une longue barbe rouge, une coiffure étrange ornée de plumes
de faisans, et son propriétaire n’a besoin de se nommer à personne. Tout le
monde l’a reconnu, c’est un magicien.
Quant aux accessoires, pour moins imprévus et même
intempestifs, dont s’agrémentent les acteurs, ils sont également compris
immédiatement par le public. Ce général a des drapeaux fichés dans les
épaules : c’est que son armée est présente derrière lui ; point de
figurants inutiles ! Cet homme tient-il une rame ? Il est en bateau.
Une cravache ? Il est à cheval.
Le jeu lui-même n’est qu’une suite de conventions. Ainsi, le
guerrier tué dans la bataille indique qu’il est frappé à mort par un geste de
la main, tombe, puis aussitôt se relève et va contempler la fin du spectacle
dans un coin de la scène.
Quand cela lui paraît utile, l’acteur indique d’une phrase
ce que doit imaginer le spectateur, et qu’un accessoire et un geste ne
pourraient suffire à évoquer : « La mer en fureur envoie son écume
jusqu’au sommet des remparts », ou bien : « La lune brille au
sommet de la colline », ou encore : « La paix règne sur le
village endormi », dit-il. Et voilà qui remplace avantageusement tous les
décors !
Tout cela fait partie d’une règle du jeu admise une fois
pour toutes par le public, éduqué depuis des siècles par la tradition.
Gaétan FOUQUET.
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