« Au ferme ! » C’était le cri de nos
louvetiers lorsque, après la dernière guerre, ils durent improviser leurs
chasses aux sangliers, attaquer avec des mâtins et faire entourer la bauge par
des tireurs de prudence éprouvée.
« Au ferme ! » Le corniaud, chien de vaches
ou roquet, vient de donner dans la brande, parmi les fourrés d’épines, de
courts abois. À l’appel du louvetier, les quatre ou cinq fusils se placent
rapidement, cernent le roncier. Et, dans un grand fracas, le goret démarre,
salué de coups de chevrotines ou de balles (on n’avait guère le choix des
munitions), tué, blessé ou manqué. Chasse passionnante qu’encadraient d’autres
tireurs placés sur les lignes ou layons. Puis, en cas d’échec, on découplait ce
que l’on avait comme chiens et l’on suivait tant bien que mal.
Pas de rapprocheurs, peu ou pas de meutes ; seuls
quelques cabots d’origine incertaine, mais souvent très mordants. Nous en
avions connu de tels à la fin de l’autre guerre ; et même bien avant, mes
souvenirs d’enfance évoquent un chien de berger, du nom de Ripus, grâce auquel,
en forêt de Sudais, entre Blois et Amboise, les sangliers avaient été peu à peu
décimés après l’invasion des Prussiens.
Et pourtant, rien ou presque à donner dans les écuelles de
nos fidèles auxiliaires. On leur refusait même le misérable « pain de
chien » de 1917, boule de son et de balayures qui, du moins, trompait la
faim, donnait, avec raves et carottes, un semblant de pâtée. Pas de meutes et
pas de moyens de transport pour prendre les grands devants, à part nos vieilles
bécanes aux pneus rafistolés. Des munitions au compte-gouttes et, comme armes,
les rares fusils dont les occupants avaient, après combien de difficultés,
consenti à débloquer de maigres lots.
Oui, le mérite des lieutenants de louveterie fut
exceptionnel, remarquable. Il est bon de le proclamer ; ce n’est pas trop
tard, maintenant qu’ils ont purgé nos bois d’un contingent de bêtes noires
vraiment excessif. Qu’en en juge par quelques chiffres puisés à bonne
source : 2.000 sangliers tués dans la Vienne en 1944-1945 ; plus de 1.000
dans les Deux-Sèvres pendant le même hiver, dont une battue record de 23 animaux
tués le 18 mars 1945 en forêt domaniale de Chizé.
Bien typique fut, dans ce massif de 5.000 hectares, jouxtant
les 3.000 d’Aulnay, la multiplication des sangliers depuis 1939 jusqu’à la
Libération. Chizé n’avait pratiquement plus de sangliers depuis 1925, après en
avoir recelé de nombreuses compagnies en 1914-1918. La forêt comporte de vastes
parcelles de futaie plutôt claires, mais aussi quelques épais fourrés, plus
fréquents en Aulnay. C’est dans ces « forts » que se cantonnèrent et
se reproduisirent à outrance jeunes et grosses laies. De même qu’à
Fontainebleau, forêt de promenade, contenant néanmoins des halliers d’étendue
suffisante, les sangliers avaient proliféré au point de menacer rudement les
cultures riveraines.
Il va de soi que, dans les régions très boisées, l’Est, le
Nord de l’Île-de-France, l’Ouest normand et breton, la Nièvre, le Bourbonnais,
la guerre avait fait croître rapidement le nombre des bêtes noires ; ce
qualificatif est d’exactitude assez douteuse, puisqu’on remarquait beaucoup
d’animaux gris ou roux, à profils souvent dissemblables : groin allongé
ou, tout au contraire, renfrogné, des types de cochons paraissant révéler des
lieux d’origine fort différents. J’ai vu, le 17 janvier 1945, par temps de
neige, au Rond-point d’Aulnay, neuf gorets au tableau, dont un gros mâle de 160 livres
et huit laies de 60 à 100, parmi lesquelles une gorette presque isabelle avec
des onglons blonds. Tous tués au ferme sous l’impulsion d’un excellent
louvetier qui savait utiliser au maximum ses meilleurs tireurs.
Parfois, l’on signalait une bête de poids très élevé ;
tel ce cochon tué en forêt d’Orléans et pesant, vidé, 260 livres, ce qui
devait faire, plein, environ 285. J’avoue n’avoir jamais vu mieux, bien qu’on
ait signalé des animaux de 300 et plus. La forêt d’Orléans avait réalisé son
maximum comme sangliers. Bien plus que Tronçais en Bourbonnais, où cependant,
en 1914-1918, les cochons abondaient sur les 10.000 hectares du massif. Un
louvetier en avait compté plus de cinquante sautant en bande la grande route
de-Saint-Bonnet à Lurcy-Lévy dans les fonds de l’étang de Piraud. Mais
Tronçais, en la dernière guerre, était très parcouru, très nettoyé par les
exploitations, cela pour le plus grand bien des peuplements à éclaircir, mais
aussi pour le constant dérangement du gros gibier ; or les sangliers
réclament du calme ; ils fuient chasses à courre, sonneries de trompes,
ateliers trop bruyants, trop animés des bûcherons.
Et le sympathique rappel des ouvriers de forêt me fait
songer à cet intrépide manieur de cognée des environs de Joinville, en
Haute-Marne, ayant tué, m’a-t-on affirmé, à coups de hache, cinq dizaines de
sangliers tenus au ferme par les écoutes grâce à deux roquets, véritables
démons ; l’homme se glissait derrière la bête tenaillée par les chiens et
lui assenait sur le crâne le coup d’assommoir. Tout aussi sportive était la
chasse à l’épieu, renouvelée de l’ancien temps par des veneurs poitevins des
environs de Lusignan : eux aussi accouraient au ferme, guidés par les
abois des mâtins qui coiffaient le goret auquel le porteur d’épieu donnait, en
plein flanc, le coup d’estocade ; il fallait pour cela des chasseurs aussi
lestes que pleins de sang-froid, car le goret, tailladé, entraînait parfois son
agresseur. Je note ces hauts faits à l’honneur de ceux qui dirigèrent ou
encouragèrent de telles chasses dans les jours sombres de l’occupation.
À partir de 1945, la diminution ou l’exode des sangliers
s’accusa : exode si j’en crois de bons observateurs ayant vu des
compagnies traverser la Loire du sud au nord en aval de Saumur ;
diminution explicable par le nombre de laies tuées (j’ai noté, le même jour,
dans un bois de 100 hectares de la Gâtine des Deux-Sèvres, trois laies
alignées devant le pavillon de chasse et pleines de dix-sept petits). Depuis,
la réduction s’est accentuée ; il ne reste guère, à l’heure actuelle,
qu’une douzaine de sangliers sur les 5.000 hectares de Chizé, où le total des
tableaux tombait de 200 à 100 dès l’hiver 1944-1945.
Partout ailleurs, notamment en Lorraine, de sévères
destructions étaient opérées par louvetiers, forestiers et tireurs de grande
classe, comme on sait en recruter dans les forêts de vieille tradition
cynégétique.
Certes, nous ne demandons pas que le dernier sanglier quitte
nos bois. La chasse des cochons est trop attrayante, parfois trop émotionnante,
pour que de vrais nemrods l’abolissent à force d’excès. Mais il fallait parer
au plus pressé, sauver récoltes, plantations et semis.
C’est fait, grâce à nos vaillants louvetiers.
Pierre SALVAT.
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