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Après quatre heures …

Quatre heures sonnaient. M. le receveur rangea les papiers épars sur son bureau, mit ses registres en place et donna un tour de clef au tiroir-caisse. Puis, se levant, il alla fermer à double tour le placard du timbre. À voir l’imposante masse d’archives qui surchargeaient les rayons et tapissaient les murs, il semblait qu’un énorme travail devait avoir été accompli dans ce bureau encombré. Et, de fait, que d’encre avait été employée à noircir les feuillets de tous ces grands registres, dont certains, les plus vénérables, aux relents de fauve, dataient pour le moins d’une vingtaine de lustres. Pour les autres, ceux qui remontaient encore plus avant et dont l’inventaire indiquait : « à conserver indéfiniment », ils avaient été envoyés aux archives du chef-lieu du département. « À conserver indéfiniment. » Cela vous donne bien une idée de l’infini dans lequel cette vieille corporation besogne, ainsi que de cet art, où elle excelle, du découpage des cheveux non en quatre, en huit, en seize, en trente-deux ou au delà, mais jusqu’à l’incommensurable.

Quatre heures donc sonnaient. Quatre heures qui n’en étaient que deux, puisque, en ce temps-là, horloges, pendules et autres machines à mesurer le temps étaient, de par la loi des hommes, en avance de cent vingt minutes sur le vieux soleil, qui n’y devait plus rien comprendre. Cela permettait des loisirs supplémentaires, compensant un peu, et c’était justice, l’extrême modicité des émoluments. Et notre homme, du nom de Garrigue, receveur de ce que l’on appelait, jadis, les « droits de contrôle, centième denier et droits y joints », n’avait garde de n’en point profiter. Car, habitué à spéculer ainsi dans l’infini, il lui fallait, pour vivre, l’immense et mystérieuse profondeur des bois illimités et les paisibles solitudes des vastes horizons. De quatre heures à huit heures où le soleil se couchait, il avait quatre bonnes heures devant lui pour courir les champs, fusil en mains. Et c’est ainsi qu’ayant fermé sa porte, pris son fusil et sifflé son chien, il descendit, quatre à quatre, l’escalier de bois qui retentissait sous ses bottes.

Il ne fallait pas aller bien loin pour être hors de la ville. Au bout de quelques minutes, il longeait le mur du château du F ..., prenait un petit chemin à gauche et commençait sa chasse. D’un coup d’œil, il embrassa le paysage qui l’entourait. À droite, les bois du Betz, qui montent en pente douce jusqu’au plateau voisin et où, en octobre, foisonnent les noirs bolets et les cèpes au large chapeau. On y tue, chaque année, lors du passage, quelques ramiers, voire quelques bécasses, et c’est fréquemment qu’on y met sur pied quelque lièvre. Plus en avant, les collines boisées qui surplombent terres et prés et au pied desquelles se blottit le joli château à tourelles de M ... Et, à sa gauche, en bas, vers le couchant, la ligne bleue des montagnes que longe la vallée de la Loire. En face, sur le versant du petit vallon où coule un ruisselet entre d’épaisses touffes de vernes, une étendue de genêts où il savait trouver quelques grives et pourrait peut-être, qui sait, faire déboucher un capucin.

Il faisait encore chaud par cette belle journée de septembre. Des tourterelles fendaient l’air, rapides, se posant dans les noyers touffus, puis descendaient vers le ruisseau pour boire. Notre chasseur entra dans un champ de pommes de terre, plein de ces herbes à graines appelées dans le pays, je ne sais pourquoi, « herbes à punaises », et qu’affectionnent ces jolis oiseaux gris. Il s’en leva deux ou trois, crochetant comme de vraies bécassines, et l’une fut manquée. Une dernière, attardée, partit à quelques pas, et il eut le temps de lui envoyer un heureux coup de feu qui l’abattit. Soudain, après quelques centaines de mètres, le chien leva le nez, avançant à pas prudents, le corps tendu et frémissant, vers un carré de genêts ; cinq perdreaux s’envolèrent et l’un d’eux fit la culbute. Le chasseur le prit à la gueule du chien qui le rapportait et suivit les autres des yeux afin de les retrouver à la remise. Mais ils traversèrent la route et passèrent dans la réserve de la chasse, asile inviolable où ils seraient en sûreté.

Dans les herbes blanches qui s’étendent entre les terres des bas-fonds et les grands genêts du plateau, il passa, lentement, croisant, scrutant les touffes, tandis que le chien, à vive allure, battait le terrain, à droite, à gauche, poussant parfois quelque pointe folle qu’arrêtait, alors, un bref coup de sifflet. À trente mètres, un arrêt subit l’immobilisa devant une ronce traînante. Garrigue approcha, espérant le bond du capucin et prêt à saluer, en plein découvert, sa grande silhouette. Mais rien ne partit ; le chien lâcha l’arrêt et le chasseur vit le grand gîte vide et encore chaud. Il ne devait pas y avoir bien longtemps que son propriétaire l’avait quitté. « Dommage, mon Duc, dommage ; il aurait bien fait dans le tableau. » Duc se dressa contre son maître, reçut, sur son poil soyeux, la caresse demandée, et se remit en chasse de plus belle.

Jusqu’aux maisons du village proche, les champs furent explorés l’un après l’autre : éteules herbues d’où partaient les alouettes, champs de betteraves épaisses où s’abritent si bien, sous leurs larges feuilles, capucins qui ne dorment que d’un œil ou perdreaux accablés de chaleur ; pommes de terre dont les fanes commençaient à sécher, plates-bandes de choux qui mettent leurs larges taches bleues le long des terres dénudées et où le chasseur découvrait les crottes des lièvres, les unes pointues, les autres rondes, suivant le sexe de l’animal, et qu’il reconnaissait bien. Il y avait ainsi près de deux heures qu’il battait. Soudain, dans les genêts qu’il traversait, un frôlement le fit tressaillir ; et il entrevit l’oreillard à travers l’épaisseur des touffes. Son coup de feu, rapide, fut sans résultat, mais la bête fit irruption en plein pré et, avant qu’elle fût arrivée sur le plateau, une grande cabriole la cloua sur place : un pauvre levraut qui faisait, à peine, ses quatre livres, mais qui, somme toute, valait bien la cartouche. On lui fit faire l’opération rituelle que le chien, assis et tirant la langue, semblait contempler avec amour. Puis l’homme, le posant à terre : « Prends, mon vieux, prends. » Le chien prit par les reins la bête dont les grandes gigues pendaient et, triomphant, le porta pendant quelques mètres. « Allons, donne à présent. » Et le levraut fut mis dans le carnier.

Il commençait à faire moins chaud. Les chiens de berger, à grands cris, poursuivaient dans les prés les bestiaux qu’on venait de lâcher. Chasseur et chien battirent en tous sens la grande étendue du plateau ; mais ni perdreaux ni lièvres ne furent levés. Seul, un râle fut mis à l’essor et littéralement coupé en deux par un coup de feu trop prompt et trop rapproché. C’était dommage, ce gibier étant, dans le pays, assez rare, et on n’aime pas non plus tuer pour rien et sans profit.

Du clocher trapu de la petite ville invisible, des heures montèrent dans le calme du soir. Un bien-être paisible paraissait régner sur la terre où, pourtant, au loin et en maints endroits, dans un déchaînement maudit et exaspéré, des hommes s’entretuaient encore. Le chasseur redescendit la pente, mais, au moment de quitter les champs pour le chemin, un perdreau isolé se leva d’une bordure ; il eut la chance de l’abattre sur le chaume où, dans les derniers sursauts de l’agonie, s’éparpillèrent quelques plumes claires que le vent du soir emporta.

Deux perdrix, une tourterelle, un « pâté de râle » et un levraut, ma foi ! ce n’était déjà pas si mal. Ce fut avec entrain et le cœur débordant de joie qu’il traversa, pour rentrer chez lui, le faubourg de la ville. Et le soir, à la veillée, chez l’ami qui n’avait pu être de la fête, ce fut l’évocation des péripéties de cette sortie, agrémentée de tous les détails d’usage entre chasseurs et de beaux projets pour le lendemain.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°624 Février 1949 Page 292