Aux jours heureux d’entre les deux guerres, je passais mes
congés sur notre propriété de la Bercelière, à Louverapt en Basse Marche.
C’était le bon temps, et mon village était un bon pays pour qui goûtait les
joies de la chasse sans y apporter une ambition démesurée. Les gris abondaient
dans les cultures, leurs compagnies groupées ne se levaient pas à des distances
astronomiques. Les rouges aimaient nos brandes épaisses, nos coteaux escarpés,
les genêts, les fougères qui les tapissent et dont la sombre fourrure rappelle
déjà ce Limousin dont on aperçoit au loin les monts bleutés. L’on rentrait
aisément avec un carnier honorable. Si l’on voulait un lièvre, il n’était pas
besoin de découpler une meute, un honnête chien d’arrêt un peu buissonnier y
suffisait ; il était rare que la recherche s’achevât sans trouver un
capucin gîté dans ces grosses haies qui cloisonnent nos champs. À moins qu’il
ne vous déboulât des pieds dans un rang de légumes, ou qu’il ne jaillît hors
d’un labour, tel un diable d’une boîte. Tout cela, c’était autrefois. Le
progrès est passé par là ... il m’arrive aujourd’hui d’aller la journée
entière sans brûler une cartouche.
Les vacances représentaient aussi pour moi d’aimables
réunions. Cette fois, je déjeunais à la Forge, en voisin, chez Hilaire, mon
vieil ami. Selon l’habitude de la maison, la table était soignée et le vin
choisi. Par les hautes fenêtres de la salle aux boiseries blanches,
j’apercevais l’étang, sa chaussée au double rang de chênes séculaires. Sur la
crête d’en face, le clocher branlant de Louverapt érigeait sa flèche aiguë sur
un tendre ciel d’automne. Il est des jours où la vie est douce ...
Le maître de maison aimait traiter ses hôtes selon les
usages du bon vieux temps plutôt que d’après la banalité moderne. Il finissait
de déboucher un Monbazillac poussiéreux. Avant de passer la bouteille au valet
de chambre, il s’en versa une larme. Il la dégustait précautionneusement pour
s’assurer de son état, lorsque sous les fenêtres éclata le gloussement affolé
d’une volaille piaillant de douleur, cependant qu’une voix de garçonnet
récitait sa table de chiffres :
« Un, deux, trois, quatre ... »
Hilaire reposa son verre :
— Mirou, voyez donc ce qu’il y a, on ne s’entend plus
ici, et dites qu’on aille faire ce tapage ailleurs. Le vieux domestique sortit,
reparut :
— Monsieur, c’est point grand’chose, c’est seulement
Monsieur Gérard qu’est après plumer la plus belle dinde de Madame, l’argentée,
et qui lui compte la plume. Même que la pauv’protte a m’faisait d’peine,
qu’allé a déjà ses pauv’chtiotes fesses quasiment toutes nues.
— Décidément, cet enfant est insupportable, fit
Hilaire, il ne sait qu’inventer ; je n’aurai la paix qu’en octobre,
lorsque je l’aurai réexpédié à Poitiers, pour la rentrée des classes.
Il sembla réfléchir un instant :
— À moins que vous ne m’en débarrassiez en l’emmenant
un jour à la chasse, cela vous ferait un fameux rabatteur, et pour moi, pendant
ce temps-là, ce serait toujours autant de gagné.
Que saurait-on refuser à un ami dont on boit le
Monbazillac ?
Le lendemain, Gérard arrivait, un solide gourdin en main, et
frappait au heurtoir de la Bercelière.
Nous partions, j’allais franchir le portail, lorsque la Tutulle
ouvrit la fenêtre de sa cuisine :
— M’sieur pense-t-i qu’Madame aura d’la compagnie
samedi, qu’i nous faudrait ben une lièvre ?
— Entendu, Maria.
— Que M’sieur la choisisse plutôt un peu grosse, dans
les sept livres, qu’on sera beaucoup de monde à table.
— D’accord, Maria, je la passerai à la balance. Tu
entends, Gérard, si c’est un petit, tu le laisses filer ; si c’est un
gros, tu tapes dessus.
Comme nous passions devant sa forge, Gâtebois, le maréchal,
lâcha son enclume ; il se dressa, toucha son vieux béret terni :
— Alors, comme ça, m’sieur Ganeval s’est trouvé du
renfort, je vois que M’sieur Gérard est parti pour tous les tuer.
— Non, non, Eusèbe, ne vous en faites pas, je
l’arrêterai à temps, je vous en ferai laisser un pour dimanche.
Je m’en fus, escorté de mon gaillard et de sa trique. Le
temps était au clair, belle journée de septembre, chaude, ensoleillée ; je
chercherais au buisson le lièvre commandé.
Ce fut à un carrefour en face de la vergnade de la
Cygne que Citron me le trouva — Citron, un bleu pointérisé, le meilleur
chien de toute ma carrière, mon bon Citron, honneur à ta mémoire. Je suivais un
chemin qui s’en va de Boisboutaud vers l’étang de Jarrige, par les crêtes de
Ville Champagne. Pour qui l’ignorerait, nos chemins creux du Haut Poitou ne
cousinent pas avec les belles routes des Ponts et Chaussées, et voici longtemps
que tout charroi les a abandonnés. À présent, ce ne sont plus que des passages
à demi perdus, profondément entaillés dans la terre par le pas des bœufs,
mangés de ronciers, incrustés entre deux épais buissons, sous une voûte de
châtaigniers et de chênes qui, de toute l’année, ne leur laissent point deviner
le soleil — de belles remises pour les lièvres et les vipères :
l’hiver, une immense ornière d’argile, détrempée ; l’été, une succession
de creux et de bosses. Nous étions encore presque en été, je suivais vivement
le fond de celui-ci, je me hâtais vers la remise de gris que j’avais jetés non
loin de là dans un bout de brande. Citron allait devant, il arrivait en face de
l’entrée d’une pièce, lorsque, d’un coup, il fit un demi-tour et s’arrêta,
figé, écrasé de l’arrière-main piété sur l’avant, la truffe haute, son moignon
de queue raidi. Ses lèvres tremblaient un peu aux commissures, en lui tout
était immobile et tout vibrait. Un de ces arrêts qui ne mentent pas : le
« poil » était là, au ras de l’entrée de champ, sous un grand
châtaignier à demi mort, dont les dernières feuilles d’or pâle jonchaient le
passage. Quelques fortes ronces couvraient le gîte. En pareil cas, il est de
règle que le lièvre saute au chemin creux. Ici, un restouble ras longeant la
haie sur l’autre bord ne pouvait que l’y engager, et, pour en être plus
certain, j’y postai mon rabatteur bien en vue, avec la plaisanterie
traditionnelle à l’égard des novices :
— Et s’il te sort, tape dessus.
Je me campai en travers de la brèche, mon tir enfilerait bien
le chemin, à la rigueur je pourrais même risquer une cartouche à ma gauche, sur
le découvert.
— Allez, Citron.
Le chien se rua et fit craquer la ronce.
Gérard, tu n’avais pas alors ce mètre 80, ni cette
carrure à la Cerdan que t’ont valus les années, tu n’étais qu’un gosse en
culottes courtes, aux joues de pomme d’api. Mais quelle poigne déjà !
J’entendis un « han ! » de coupeur de bois, je devinai que tu
relevais ta matraque ; « han ! » une fois encore, l’infortuné
capucin cuignait sous ton bâton, et Citron lui crochait au poil ...
— Ça y est, monsieur, ça y est, il y est, je l’ai
tué !
Gérard, je t’aurais étranglé ... J’ai grommelé quelque
chose entre mes dents, très bas : « Que le diable
t’emporte ! »Tu ne l’as pas su, cela m’eût noirci la conscience que
de gâter ta joie.
Tu n’avais rien où loger ton lièvre, il me fallut le fourrer
dans ma veste, endurer pour toi le « supplice du capucin », le
traîner, lui et ses sept livres — car il les faisait ; il m’a-tiré
aux épaules à longueur de lieues, pesé sur les fesses, étranglé la cravate,
fait bâiller le col. Sûrement, c’est ce poids dans le dos qui m’a fait enfumer
les perdrix, à l’arrêt de Citron, dans une broussée d’ajoncs. Tu te souviens,
ce vieux coq et le petit jeunet qui ont manqué m’enlever le chapeau, en
faisant :
« Ki ...ki ...ki ...kik ... »
d’épouvante, et que je n’ai point revus.
Le pire, ce fut au retour, au portail de la Bercelière,
lorsqu’il fallut bien te rendre ton animal — tu y avais tous les
droits ; je t’ai vu tourner au chemin de Barbarin, sous les ormeaux, tu as
disparu, toi et ta sale bête, fier comme Artaban.
J’ai poussé le lourd vantail de fer et suis rentré, le front
bas ; j’ai tenté de me faufiler par derrière, par la porte du parc, en
cachette, espérant tromper l’œil de la Tutulle. Misère ! elle était là,
dans le vestibule, elle attendait son lièvre.
Si je sais compter, cela doit faire dans les vingt ans. Ce
matin, à la table de la Forge, où tu continues les traditions amicales, tu
débouchais un Corton pour arroser un râble à la poitevine. C’est un excellent
plat, avec sa sauce noire à base d’échalottes, d’ail, de vinaigre et de sang.
— Il est fameux, ton lièvre, Gérard.
— C’est vrai, celui-ci n’est pas trop mauvais, mais
aucun ne vaudra jamais pour moi mon premier, celui du chemin de la Cygne. Dites
donc, Albert, celui-là, dans vos souvenirs, est-ce que vous le
raconterez ?
— Bien sûr, bien sûr, et même sans plus attendre, dès à
présent, dans Le Chasseur Français. C’est fait, Gérard, tu es servi.
Albert GANEVAL.
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