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Vingt ans après …

Aux jours heureux d’entre les deux guerres, je passais mes congés sur notre propriété de la Bercelière, à Louverapt en Basse Marche. C’était le bon temps, et mon village était un bon pays pour qui goûtait les joies de la chasse sans y apporter une ambition démesurée. Les gris abondaient dans les cultures, leurs compagnies groupées ne se levaient pas à des distances astronomiques. Les rouges aimaient nos brandes épaisses, nos coteaux escarpés, les genêts, les fougères qui les tapissent et dont la sombre fourrure rappelle déjà ce Limousin dont on aperçoit au loin les monts bleutés. L’on rentrait aisément avec un carnier honorable. Si l’on voulait un lièvre, il n’était pas besoin de découpler une meute, un honnête chien d’arrêt un peu buissonnier y suffisait ; il était rare que la recherche s’achevât sans trouver un capucin gîté dans ces grosses haies qui cloisonnent nos champs. À moins qu’il ne vous déboulât des pieds dans un rang de légumes, ou qu’il ne jaillît hors d’un labour, tel un diable d’une boîte. Tout cela, c’était autrefois. Le progrès est passé par là ... il m’arrive aujourd’hui d’aller la journée entière sans brûler une cartouche.

Les vacances représentaient aussi pour moi d’aimables réunions. Cette fois, je déjeunais à la Forge, en voisin, chez Hilaire, mon vieil ami. Selon l’habitude de la maison, la table était soignée et le vin choisi. Par les hautes fenêtres de la salle aux boiseries blanches, j’apercevais l’étang, sa chaussée au double rang de chênes séculaires. Sur la crête d’en face, le clocher branlant de Louverapt érigeait sa flèche aiguë sur un tendre ciel d’automne. Il est des jours où la vie est douce ...

Le maître de maison aimait traiter ses hôtes selon les usages du bon vieux temps plutôt que d’après la banalité moderne. Il finissait de déboucher un Monbazillac poussiéreux. Avant de passer la bouteille au valet de chambre, il s’en versa une larme. Il la dégustait précautionneusement pour s’assurer de son état, lorsque sous les fenêtres éclata le gloussement affolé d’une volaille piaillant de douleur, cependant qu’une voix de garçonnet récitait sa table de chiffres :

« Un, deux, trois, quatre ... »

Hilaire reposa son verre :

— Mirou, voyez donc ce qu’il y a, on ne s’entend plus ici, et dites qu’on aille faire ce tapage ailleurs. Le vieux domestique sortit, reparut :

— Monsieur, c’est point grand’chose, c’est seulement Monsieur Gérard qu’est après plumer la plus belle dinde de Madame, l’argentée, et qui lui compte la plume. Même que la pauv’protte a m’faisait d’peine, qu’allé a déjà ses pauv’chtiotes fesses quasiment toutes nues.

— Décidément, cet enfant est insupportable, fit Hilaire, il ne sait qu’inventer ; je n’aurai la paix qu’en octobre, lorsque je l’aurai réexpédié à Poitiers, pour la rentrée des classes.

Il sembla réfléchir un instant :

— À moins que vous ne m’en débarrassiez en l’emmenant un jour à la chasse, cela vous ferait un fameux rabatteur, et pour moi, pendant ce temps-là, ce serait toujours autant de gagné.

Que saurait-on refuser à un ami dont on boit le Monbazillac ?

Le lendemain, Gérard arrivait, un solide gourdin en main, et frappait au heurtoir de la Bercelière.

Nous partions, j’allais franchir le portail, lorsque la Tutulle ouvrit la fenêtre de sa cuisine :

— M’sieur pense-t-i qu’Madame aura d’la compagnie samedi, qu’i nous faudrait ben une lièvre ?

— Entendu, Maria.

— Que M’sieur la choisisse plutôt un peu grosse, dans les sept livres, qu’on sera beaucoup de monde à table.

— D’accord, Maria, je la passerai à la balance. Tu entends, Gérard, si c’est un petit, tu le laisses filer ; si c’est un gros, tu tapes dessus.

Comme nous passions devant sa forge, Gâtebois, le maréchal, lâcha son enclume ; il se dressa, toucha son vieux béret terni :

— Alors, comme ça, m’sieur Ganeval s’est trouvé du renfort, je vois que M’sieur Gérard est parti pour tous les tuer.

— Non, non, Eusèbe, ne vous en faites pas, je l’arrêterai à temps, je vous en ferai laisser un pour dimanche.

Je m’en fus, escorté de mon gaillard et de sa trique. Le temps était au clair, belle journée de septembre, chaude, ensoleillée ; je chercherais au buisson le lièvre commandé.

Ce fut à un carrefour en face de la vergnade de la Cygne que Citron me le trouva — Citron, un bleu pointérisé, le meilleur chien de toute ma carrière, mon bon Citron, honneur à ta mémoire. Je suivais un chemin qui s’en va de Boisboutaud vers l’étang de Jarrige, par les crêtes de Ville Champagne. Pour qui l’ignorerait, nos chemins creux du Haut Poitou ne cousinent pas avec les belles routes des Ponts et Chaussées, et voici longtemps que tout charroi les a abandonnés. À présent, ce ne sont plus que des passages à demi perdus, profondément entaillés dans la terre par le pas des bœufs, mangés de ronciers, incrustés entre deux épais buissons, sous une voûte de châtaigniers et de chênes qui, de toute l’année, ne leur laissent point deviner le soleil — de belles remises pour les lièvres et les vipères : l’hiver, une immense ornière d’argile, détrempée ; l’été, une succession de creux et de bosses. Nous étions encore presque en été, je suivais vivement le fond de celui-ci, je me hâtais vers la remise de gris que j’avais jetés non loin de là dans un bout de brande. Citron allait devant, il arrivait en face de l’entrée d’une pièce, lorsque, d’un coup, il fit un demi-tour et s’arrêta, figé, écrasé de l’arrière-main piété sur l’avant, la truffe haute, son moignon de queue raidi. Ses lèvres tremblaient un peu aux commissures, en lui tout était immobile et tout vibrait. Un de ces arrêts qui ne mentent pas : le « poil » était là, au ras de l’entrée de champ, sous un grand châtaignier à demi mort, dont les dernières feuilles d’or pâle jonchaient le passage. Quelques fortes ronces couvraient le gîte. En pareil cas, il est de règle que le lièvre saute au chemin creux. Ici, un restouble ras longeant la haie sur l’autre bord ne pouvait que l’y engager, et, pour en être plus certain, j’y postai mon rabatteur bien en vue, avec la plaisanterie traditionnelle à l’égard des novices :

— Et s’il te sort, tape dessus.

Je me campai en travers de la brèche, mon tir enfilerait bien le chemin, à la rigueur je pourrais même risquer une cartouche à ma gauche, sur le découvert.

— Allez, Citron.

Le chien se rua et fit craquer la ronce.

Gérard, tu n’avais pas alors ce mètre 80, ni cette carrure à la Cerdan que t’ont valus les années, tu n’étais qu’un gosse en culottes courtes, aux joues de pomme d’api. Mais quelle poigne déjà ! J’entendis un « han ! » de coupeur de bois, je devinai que tu relevais ta matraque ; « han ! » une fois encore, l’infortuné capucin cuignait sous ton bâton, et Citron lui crochait au poil ...

— Ça y est, monsieur, ça y est, il y est, je l’ai tué !

Gérard, je t’aurais étranglé ... J’ai grommelé quelque chose entre mes dents, très bas : « Que le diable t’emporte ! »Tu ne l’as pas su, cela m’eût noirci la conscience que de gâter ta joie.

Tu n’avais rien où loger ton lièvre, il me fallut le fourrer dans ma veste, endurer pour toi le « supplice du capucin », le traîner, lui et ses sept livres — car il les faisait ; il m’a-tiré aux épaules à longueur de lieues, pesé sur les fesses, étranglé la cravate, fait bâiller le col. Sûrement, c’est ce poids dans le dos qui m’a fait enfumer les perdrix, à l’arrêt de Citron, dans une broussée d’ajoncs. Tu te souviens, ce vieux coq et le petit jeunet qui ont manqué m’enlever le chapeau, en faisant :

« Ki ...ki ...ki ...kik ... » d’épouvante, et que je n’ai point revus.

Le pire, ce fut au retour, au portail de la Bercelière, lorsqu’il fallut bien te rendre ton animal — tu y avais tous les droits ; je t’ai vu tourner au chemin de Barbarin, sous les ormeaux, tu as disparu, toi et ta sale bête, fier comme Artaban.

J’ai poussé le lourd vantail de fer et suis rentré, le front bas ; j’ai tenté de me faufiler par derrière, par la porte du parc, en cachette, espérant tromper l’œil de la Tutulle. Misère ! elle était là, dans le vestibule, elle attendait son lièvre.

Si je sais compter, cela doit faire dans les vingt ans. Ce matin, à la table de la Forge, où tu continues les traditions amicales, tu débouchais un Corton pour arroser un râble à la poitevine. C’est un excellent plat, avec sa sauce noire à base d’échalottes, d’ail, de vinaigre et de sang.

— Il est fameux, ton lièvre, Gérard.

— C’est vrai, celui-ci n’est pas trop mauvais, mais aucun ne vaudra jamais pour moi mon premier, celui du chemin de la Cygne. Dites donc, Albert, celui-là, dans vos souvenirs, est-ce que vous le raconterez ?

— Bien sûr, bien sûr, et même sans plus attendre, dès à présent, dans Le Chasseur Français. C’est fait, Gérard, tu es servi.

Albert GANEVAL.

Le Chasseur Français N°624 Février 1949 Page 293