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Le milouin

Je lisais il y a quelques jours certains articles d’un dictionnaire agricole afin d’obtenir des renseignements, lorsque je tombai par hasard sur le mot « milouin » et je lus : « Nom vulgaire d’un canard noir des régions arctiques. »

Je vous avoue que je demeurai un moment étonné ! Comment, c’est tout ? C’est tout ce que l’auteur a trouvé à dire sur le milouin ! « Nom vulgaire d’un canard noir des régions arctiques. » C’est court, très court ! Vous me direz que le milouin est un canard auquel relativement peu de gens s’intéressent, que maints articles du bouquin ont autrement plus d’importance que celui-là, qu’au surplus, si l’auteur ou ses collaborateurs ne sont pas chasseurs, ils n’ont aucune raison de s’étendre sur ce sujet ; vous me direz tout cela, et je vous répondrai que vous avez raison ; alors, pour pallier cette lacune, voulez-vous qu’ensemble nous parlions un peu du milouin ?

J.-B. Samat nous dit : « Le milouin est extrêmement méfiant, aussi ne le tue-t-on que le soir ou le matin à la passée » ; et J.-B. Samat a raison, mais ... De même M. de La Fuye écrit : « C’est un gibier farouche, presque inapprochable, on ne l’a guère qu’à la hutte. »Tout ceci est exact, cependant ...

Cependant, voyez-vous, il est une circonstance qui permet d’approcher les volées de milouins. Il est vrai qu’il faut être aussi bon marin que bon chasseur pour pouvoir en profiter.

Lorsque, pendant l’hiver, le temps a été rude, le vent violent et l’étang houleux ; lorsque le froid a frangé de glace les bords recouverts de « sénils » ; lorsque, pendant plusieurs jours, il a été impossible de sortir les « bétous », légers bateaux de chasse qui filent et ... chavirent si aisément, il est certain que l’on peut compter sur un beau tableau de chasse.

En effet, après une période aussi mauvaise, le temps, d’un coup, se radoucit, le vent tombe, et un radieux soleil fait miroiter l’eau grise redevenue calme. C’est alors un temps idéal pour approcher les milouins.

Fatigués par les rudes journées, repus et gavés d’herbes marines parce qu’ils ont profité des premières heures de l’accalmie pour manger enfin et assouvir leur appétit aiguisé par trois ou quatre jours de disette, l’énorme volée des milouins endormis se distingue, immobile, au milieu de l’étang.

On embarque aussitôt. Le temps est superbe, le soleil étincelle et brille de tout son éclat, une très douce brise ride imperceptiblement l’eau glauque encore troublée par les grandes vagues de ces jours derniers.

La voile est hissée, et « vogue la galère », droit sur la masse noire que l’on voit nettement tout là-bas, vers l’est. Le « bétou » file. Rien ne bouge à bord, nous sommes tassés tout au fond, et rien ne trahit notre présence. Pas de béret noir, pas de vêtements trop sombres, rien qui tranche sur la teinte ocre de notre esquif. Surtout pas de bruit, car le moindre chuchotement, le moindre heurt à bord, et notre coup est manqué.

Nous approchons de la volée à vue d’œil. La brise se maintient bonne, l’allure est vive et régulière. La voile tendue ne claque pas, pas un mouvement, c’est un glissement infiniment doux, très calme et très silencieux.

Nous ne sommes plus qu’à une centaine de mètres des milouins, et rien n’a bougé. Tout près d’eux, quelques cols-verts s’enlèvent et fuient. Rien ne bouge encore et notre bateau avance toujours. Les milouins dorment ainsi, en plein jour, harassés de fatigue et rassasiés de bonne chère. Nous les voyons maintenant magnifiquement bien. La très légère houle les balance doucement. Ils dorment ! ... C’est merveilleux. Certains d’entre eux se lèvent sur leurs pattes, s’ébrouent, battent des ailes et sagement se rendorment. Le soleil ruisselle, le ciel est bleu, un calme infini règne, et nous avons là, devant nous, quelques milliers de canards qui dorment !

Dans nos poitrines, nos cœurs tapent très dur, nos mains frémissent sur les canons des fusils, et tout à coup, nous étant d’un signe concertés, nous nous mettons à genoux et tapons dans nos mains. Bon sang, quel bruit ! Pareil au grondement du tonnerre, semblable au fracas que fait un train en passant sur un pont métallique à toute vapeur, les milouins se sont enlevés. Quelle cible ! Quel tableau ! Nous lâchons nos coups de fusil dans cet énorme nuage mouvant, et par grappes les canards retombent. Nous tremblons presque d’émotion tellement les minutes que nous venons de vivre étaient passionnantes.

Le tableau est superbe. Nous amenons la voile et, à la rame, nageons ramasser les morts. De nombreux canards rentrent à bord, mais combien encore de blessés ! Si la brise tombe, qu’un calme plat règne aussitôt après notre fusillade, nous distinguons aisément les milouins blessés qui fuient. Nous partons à leur poursuite, mais les blessés plongent dès qu’ils nous sentent à proximité et ne ressortent que deux ou trois mètres après. Ils ne ressortent d’ailleurs qu’en laissant affleurer le bout de leur bec, le reste du corps restant immergé. Il faut une grande habitude pour arriver à déceler la présence d’un canard qui vient respirer à la surface. Que de cartouches pour rien ! La cible est minuscule et mouvante, et si trompeuse ! Si la brise se lève à nouveau, la poursuite des blessés est terminée, car il est impossible de distinguer un si mince objectif au milieu des vaguelettes qui se colorent si diversement.

Et voilà ! La première alerte est passée ; on peut recommencer ainsi dans la journée trois ou quatre expéditions de ce genre, et l’on réussira souvent. Si ce temps idéal continue quelques jours, et quoique les chances de succès diminuent, il est facile de faire de beaux tableaux.

Durant la saison de chasse, de novembre à mars, et du moins en ce qui concerne notre région méditerranéenne, ces alternatives de mauvais temps et de beau soleil se produisent assez souvent, et, je vous l’assure, nous n’aurions garde de manquer l’occasion.

Ajouterons-nous pour terminer que la chair du milouin, du moins dans nos étangs, est absolument délicieuse, aussi bonne que celle du col-vert ? Cela tient-il aux algues qu’il mange chez nous, puisque ailleurs on l’apprécie moyennement ? C’est en tout cas un excellent rôti, et nous le dégustons chaque fois avec un plaisir renouvelé.

P. BOURREL

Le Chasseur Français N°624 Février 1949 Page 294