Ce mot, tout naturellement, évoque les solitudes du
Grand Nord, où les Indiens et leurs compères canadiens s’en vont, avec leurs
traîneaux et leurs attelages de chiens, poser des « lignes » de
pièges pour récolter les splendides fourrures dont se pareront les élégantes.
Ou bien encore une Sibérie grouillante de zibelines, pour la plus grande joie
de Cosaques bottés jusqu’au ventre et coiffés de bonnets d’astrakhan.
Telles sont du moins les images conventionnelles qu’évoque
pour nous cette profession, mais je crains bien que, grâce au progrès, tout ce
pittoresque ne se perde. Le Peau-Rouge « moderne » porte un vieux
veston et a troqué ses plumes rouges contre un lambeau de casquette, et le
Cosaque ne lui cède en rien en élégance. Mais, sans pousser jusque dans ce pays
de légende, nous pouvons trouver des trappeurs professionnels en France même,
et j’en connais personnellement plusieurs.
Un peu partout, à la campagne, il y a dans chaque ferme un
ou deux pièges que l’on pose occasionnellement pour détruire les renards,
lorsque ces derniers deviennent vraiment indiscrets dans les attentions qu’ils
apportent à la basse-cour. Les gardes des grandes chasses, également, posent
avec plus ou moins de succès des pièges dans les carrés boisés dont ils ont la
surveillance, et certains sont même remarquablement adroits dans cet art. Mais
tout cela n’est qu’une œuvre de destruction, où la vente des peaux n’intervient
que comme utilisation accessoire d’un sous-produit. Dans les massifs montagneux
fortement enneigés, tels que les Vosges, le Jura et les Alpes, il existe par
contre des professionnels qui, s’occupant l’été comme ils peuvent, ont pour
principale source de revenus leur astuce à capturer l’hiver les bêtes à
fourrure. Personnellement, j’en connais quatre dans les Alpes, deux dans le Beaufortain,
un dans le val de Montjoie et un dans la vallée de Chamonix. Les lignes de
pièges qu’ils posent en forêt sont en général assez près de leur domicile, ne
s’écartant guère à plus d’une quinzaine de kilomètres, bien que certains
enragés n’hésitent point à prendre le train tous les huit jours avec leurs skis
pour aller faire une « tournée » plus éloignée. En moyenne, sauf les
cas de trop mauvais temps, les pièges sont visités une fois par semaine par
leurs propriétaires.
Dans les Alpes, les bêtes recherchées sont la martre, le
renard et la fouine. Pour que leurs peaux aient une réelle valeur, il faut
qu’elles proviennent d’un massif forestier où le froid et l’enneigement soient
vraiment « sibériens ». Ces conditions sont remplies — et au
delà — par les gorges et les vallées encaissées, proches des grands
massifs de glaciers où, l’hiver, le soleil ne donne pas une seule fois
d’octobre à avril, et où la neige s’amoncelle en couches profondes. Car, si
curieux que cela paraisse, les études météorologiques ont démontré qu’il neige
infiniment moins, par exemple, à l’observatoire Vallot à 4.000 mètres sur
le Mont-Blanc, que dans certains ravins des vallées voisines, où les nuages de
neige, souvent très bas, ne déversent jamais moins de cinq à six mètres par
hiver, ce chiffre s’élevant parfois à huit ou dix mètres. Là, la
« sauvagine » prend une fourrure exactement comparable à celle des
meilleures provenances circumpolaires, et je n’ai pas la moindre illusion sur
la qualité dans laquelle la classent les fourreurs. Des martres alpines de plus
d’un mètre, prises en février ou mars, avec leur merveilleuse tache orange sous
le cou et leur fourrure épaisse à pleines mains, ne sont pas revendues comme « martre
de pays » au commerce de détail. Jusqu’à la forte baisse que l’on a constatée
en 1948, ces peaux se vendaient, prises sur place, entre 8 à 10.000 francs,
et certains renards variaient entre 2.500 et 3.000 francs. Le total des
prises d’un « enragé » pouvant s’élever à une vingtaine de renards et
sept à huit martres, il y avait là, pour un habitant d’un massif où toute autre
source de bénéfice s’arrête pendant l’hiver, une source de gain non méprisable.
Dès les premières neiges du début d’automne, le piégeur fait
une tournée préparatoire, pour relever les traces. Il sait d’ailleurs, par son
expérience des années précédentes, où logent presque tous ses
« clients ». La neige en forêt est un livre merveilleux, mais
terriblement fatigant à lire. Au détour d’un sentier, voici la trace d’un
lièvre lancé à fond de train, avec les marques si caractéristiques de ses
pattes de derrière portant à plat, et à côté la lancée d’un renard qui a balayé
largement la piste de sa queue, par instants, et l’a chassé longuement dans la
nuit claire et froide. Mais ce n’est pas là ce que cherche le chasseur, c’est
la battue journalière, faite au petit pas, l’itinéraire fait et refait chaque
nuit avec une ténacité de vieux garçon par le renard, qui explore les bois et
les clairières toujours aux mêmes heures, avec ou sans résultats. De même,
c’est la passée du putois ou de la fouine, acharnés à s’enfiler dans tous les
trous de rochers et tous les murs de pierres sèches, à la recherche des mulots
et des souris. C’est enfin, dans les grandes pentes où poussent drus et serrés
les sapins, le pas infatigable de la martre en chasse, filant sur les sentiers,
montant aux arbres pour y surprendre les oiseaux ou les écureuils engourdis de
froid, guettant près d’un trou de souris et serpentant sans fin sous la lune,
parmi le givre, le verglas et le silence du clair de lune.
Le trappeur des Alpes en tournée file en skis aussi loin
qu’il peut sur les chemins et va visiter ses pièges à pied, enfonçant jusqu’aux
genoux et cramponné aux arbres et aux rochers, au fond de ravins où le ski est
impraticable. Il a à lutter contre une double difficulté. D’abord, la méfiance
de la bête, mais aussi le fait que, contrairement à ses confrères d’Asie ou
d’Amérique, il ne piège pas dans un désert. Le paysan qui a mis un piège dans
la haie de son jardin ne risque pas grand’chose ; le montagnard qui en a
posé un près d’un sentier, dans une autre vallée, à quatre ou cinq heures de
son domicile, et ne le reverra pas avant dix jours, doit le dissimuler avec une
ruse suprême, sous peine de voir quelque passant, bûcheron ou braconnier, lui
enlever sa capture et son piège avec.
« Je la connais bien, me disait l’un d’eux à qui
j’avais signalé une martre sur un éperon rocheux. Je vais lui mettre un piège
attaché à une grosse pierre en équilibre, au bord du sentier. Comme ça,
aussitôt prise, elle remuera le bloc, et hop ! disparus, piège et bête de
l’autre côté de la crête, et dans le trou en bas de la pente. »
Et, quelques jours après, il retrouvait sa capture comme il
l’avait dit, à quatre-vingts mètres en contre-bas. Le bloc de pierre, dérangé
par les secousses, avait escamoté piège, chaîne et martre, aussi nettement que
le pêcheur sort sa truite du ruisseau d’un coup de poignet.
Vie dure entre toutes. C’est le piégeur qui, de tous les
habitants des hautes vallées, essuie les pires tempêtes et court les plus
grands risques. Quand il s’avance en skis dans le silence, sous le ciel noir,
il sait que la neige peut se mettre à tomber, lourde et drue, que le vent va
hurler quand il sera tout en bas, dans le lit encaissé d’un torrent, à
plusieurs heures de tout abri, et que la nuit arrive vite. Métier dangereux,
car l’ouragan et les avalanches punissent de mort la moindre faute de sens
montagnard, mais métier passionnant aussi, pour ces solitaires qui ont le
privilège d’une chasse unique au monde, et de milliers d’hectares de solitudes
où pratiquer sans contraintes.
Et quel beau résultat lorsqu’on rentrant au foyer le
chasseur jette sur la table, au milieu du cercle admiratif de tous les siens,
une martre sans défaut, merveille de fourrure grandie dans le froid et les
grands bois, dont la vente sera un bel appoint au budget familial.
Mais je connais une ménagère — n’est-ce pas, amie
Marcelle ? — qui lira ces lignes en hochant la tête et en se
disant :
« D’accord, mais quand il revient, ce bloc de neige et
de boue, vous ne dites pas dans quel état, en dégelant, il me met ma cuisine ! »
Et, comme les femmes ont toujours raison, je me garderai
bien de la contredire, si ami que je sois de son mari, car elle fait d’exquises
confitures d’airelles — et je ne sors pas en ville avec un col de manteau
en martre ni un manchon de renard ...
Pierre MÉLON.
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