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Hiver 47

La saison de chasse en plaine venait de se terminer sur une pénible impression de médiocrité, même décevante pour l’avenir, quand avec le début de l’année 1947 survint un hiver qui devait être long et rigoureux : il s’étendit, paraît-il, à toute l’Europe. Par poussées successives, avec de courtes alternatives de faux dégel, le froid s’accentua jusqu’à la fin de février ; il eut pour effet de déplacer sans arrêt et dans tous les sens les caravanes de migrateurs en quête, souvent en vain, de climats plus cléments, tant était grande l’étendue de la zone de haute pression. Au lendemain d’une fermeture presque souhaitée, c’eût été pour le chasseur d’arrière-saison une singulière compensation s’il n’avait depuis longtemps peut-être épuisé son misérable stock de munitions : beaucoup ne purent connaître en effet la joie nouvelle de surprendre ces oiseaux d’aventure et presque légendaires que la pensée ailée suit dans l’immensité de l’espace avec autant de convoitise que de curiosité.

Personne, en effet, même si le grand saint Hubert ne lui a pas donné l’accolade de sa confrérie, n’est indifférent aux exodes mystérieux de ces nomades de l’air fuyant la bise aiguë du nord sous un ciel cuivré et menaçant ; et beaucoup de désirs, dans un regret nostalgique des jours ensoleillés, doivent accompagner en remorque ces longues théories en marche vers le sud. Je revois encore au-dessus de la forêt cet angle impressionnant et légèrement estompé par une tempête de neige d’oies sauvages fatiguées : le temps de changer son plomb à bécasse, et voilà un gibier aussi rare que maigre. Par intervalles assez rapprochés, on pouvait contempler sur un azur lavé le V rapide des canards, pendant que les longs et ondulants serpents des vanneaux franchissaient latéralement et de justesse la cime des futaies : tout ce monde exotique était à la recherche d’un lieu propice au repos et au ravitaillement. L’eau stagnante des grands étangs et des marais déserts s’était solidifiée et, sur la surface des rivières au lent débit, le miroir de glace s’étendait à perte de vue ; seuls les petits ruisseaux des prairies aux cours capricieux et mouvementés et certaines fontaines réfractaires à la congélation fournissaient des étapes peu sûres : mais, parmi tous les instincts de conservation, celui que commande la faim dominait tous les autres, et le chasseur en fit son profit. Pour ma part, à la dépression d’un grand champ, sur un lavoir encaissé et couronné de têtards de saule, j’ai tiré à plusieurs reprises canards et fuligules s’enlevant avec fracas d’un lit épais de lentilles sauvages ; et l’oie elle-même avait perdu sa vigilance légendaire pour se laisser surprendre au beau milieu des champs de choux — malheureusement plus d’un poète, peut-être, aurait pu entendre la mélodieuse agonie de l’oiseau de Léda au prosaïque méandre d’un ru de prairie.

J’avais déjà connu, sous le coup subit d’une violente offensive du Nord, ces déplacements massifs de migrateurs, mais sans va-et-vient ni séjour prolongé dans nos régions : il y a quelque dix ans, en effet, si j’ai bonne souvenance, un abaissement brutal du thermomètre, qui se produisit vers la mi-décembre, bouscula vers le sud une variété étonnante de ces voyageurs dont les cris de ralliement au milieu des ténèbres permit d’identifier bien des espèces ; c’était au bon temps des beaux fusils et des abondantes munitions ; aussi la poudre parla, et même éloquemment, à la grande joie des chasseurs et des ornithologistes. Dans sa course vers les sapinières de l’Atlantique, la bécasse laissa bien des plumes et peu de chair, et les faisceaux éblouissants des phares de la Manche furent souvent les derniers rayons de lumière que virent beaucoup de ces errants de nuit.

Cette année, la plaine et le bois ont été plus que jamais avares de leurs présents ; et, par cet hiver doux et pluvieux, le marais lui-même, aux eaux cependant si hospitalières, cette fois continue à conserver le silence et le mystère de la solitude en l’absence de ses hivernants infidèles. Faut-il le regretter ? Non certainement ; si l’exceptionnelle tiédeur d’une saison ordinairement si rude n’a pas, par ces temps de restrictions et de pénurie, aggravé la situation déjà précaire de la collectivité, dans sa magnanimité, le clan des chasseurs saura faire taire un égoïsme presque excusable et saura se consoler dans l’évocation toujours chère des souvenirs les plus prenants du passé.

Robin des Bois.

Le Chasseur Français N°624 Février 1949 Page 296