Il est quatre heures du matin. Les deux pisteurs sont là.
L’un entasse dans sa hotte-marmite riz, conserves, médicaments, en un mot tout
ce qui est nécessaire pour passer la journée en brousse, et peut-être la nuit.
L’autre met en bandoulière le bidon d’eau de trois litres et attache ensemble
la hache et la scie en vue d’un dépeçage éventuel. Ces préparatifs achevés,
nous allumons la cigarette du départ. En route, il est temps ! Déjà,
là-bas, à l’est, l’horizon s’éclaircit ; dans une heure, il fera jour et,
au lever du soleil, nous devrons être loin. Trois heures de marche seront en
effet nécessaires pour atteindre les lieux de chasse, et il est rationnel
d’utiliser les heures fraîches pour ne pas se fatiguer trop vite. C’est que
juin, en pays d’Annam, n’est pas une plaisanterie et il faut avoir
véritablement le diable au corps pour pratiquer la grande chasse en cette
période caniculaire.
Tout est sec dans ces clairières, où nous foulons une herbe
brûlée de soleil, à moins que ce ne soit la cendre des feux de brousse. Et
c’est bien osé d’avoir l’espoir de rencontrer une harde de bantengs dans cette
région désolée. Je dis bien « rencontrer », car, si nous relevons une
piste, il nous sera impossible de la suivre avec fruit, soit que nous ne
puissions distinguer si elle est du matin ou de la veille, soit que nous soyons
obligés de sacrifier un temps précieux à nous acharner sur des vestiges
insuffisants.
Chassons donc à la rencontre, seule façon aujourd’hui de
tenter notre chance, en nous disant : « Que peuvent-ils
manger ? ... » Car il y en a ; nous avons déjà coupé
plusieurs pistes.
Il est huit heures. Pas un souffle d’air. Le soleil nous
assomme dans une atmosphère pesante ... Et notre bidon est quasiment vide.
Nous ne pourrons persévérer si nous ne découvrons un point d’eau d’ici une
couple d’heures, car, d’abord, elle est indispensable pour préparer le
déjeuner. Et il y a aussi le retour.
Je devine chez les pisteurs l’envie de tout plaquer, si bien
que je prends la tête sans plus m’occuper d’eux.
Tout à coup, à deux cents mètres, en plein soleil, se
présente un troupeau de bantengs. Que font-ils à se rôtir là au lieu d’être
sous bois ? Je file derrière un buisson où je m’accroupis, en faisant
signe aux traqueurs de ne plus bouger.
Avec des ruses de Sioux, je progresse péniblement de
cinquante mètres. Les animaux sont toujours là. Mais pourquoi manifestent-ils
de l’inquiétude ? ... Je suis à bon vent, avec le soleil derrière
moi, et suis presque sûr qu’ils ne m’ont pas repéré. Alors ? Je tourne la
tête et me voici fixé : les pisteurs, au lieu de rester dissimulés, m’ont
suivi, avançant avec beaucoup moins de précautions que je ne le fis moi-même.
Il m’est désormais impossible d’aller plus loin ; je dois tirer d’où je
suis. Je situe, au travers des branchages, un beau taureau. Le coup claque, la
bête tombe ... pour se relever et fuir avec le troupeau, dans un nuage de
poussière. Mais, à la façon dont l’animal a chu, s’affalant de l’avant, je
présume que la blessure est bonne.
Cependant, l’examen de la place ne nous montre que quelques
gouttes de sang, qui ne laissent pas une piste assez visible pour être suivie.
Mauvais augure ! Je devine que nous ne rattraperons pas le blessé.
On suit néanmoins les traces, que nous perdons et retrouvons
plusieurs fois.
Il est neuf heures ... Nous sommes pour abandonner,
quand l’un des pisteurs, allongeant le bras sur la gauche, me dit :
« Tigre ici ! »
Souvent, je me suis entendu conter la même chose. Chaque
fois, par acquit de conscience, Je suis allé vérifier. Toujours en vain. Alors,
cette fois encore, j’ai dévié de mon chemin, mais sans grande conviction.
Le terrain se présentait ainsi : le fourré d’où je
sortais, une clairière d’une dizaine de mètres, un autre fourré. Les deux
couverts sont reliés par un fossé naturel qu’ont creusé les ruissellements,
profond d’un mètre, large de deux.
J’ai déjà fait quelques pas dans la clairière lorsque du
fossé part un rugissement. Comme catapulté, un superbe tigre bondit vers
moi ... Second bond, second rugissement ... et le fauve est à cinq pas.
Je le tire au coup d’épaule, comme on lâche une volée de dix sur une bécassine
après son crochet. Je n’ai guère eu le temps de viser et j’ai tiré dans le tas,
que j’ai d’ailleurs touché. Heureusement ! L’assaillant fait volte-face,
traînant une cuisse brisée. Je perçois le bruit de ses bonds, trois
rugissements espacés qui s’éloignent ..., puis tout retombe dans le
silence, que trouble seul un chant de cigale ...
Par curiosité, j’ai suivi pendant plusieurs centaines de
mètres la piste du fauve qui, bien que handicapé par une patte inutilisable,
réussissait des foulées de cinq mètres. Il ne perdait que peu de sang et,
quoique sa blessure fût mortelle, j’abandonnai la poursuite, qui se serait
vraisemblablement révélée ou trop longue ou dangereuse.
J’avance que sa blessure était mortelle, car, l’ayant tiré
de trois quarts avant gauche, il a fallu que le projectile le traversât de part
en part pour briser la cuisse droite, mais il n’a sans doute perforé que les
intestins, ce qui a permis au blessé de vivre encore plusieurs jours.
Je repris la piste des bantengs aperçus au milieu de la
matinée. J’étais sur eux une heure après. Je cherchai en vain le taureau
touché. Il avait quitté le troupeau pour aller, je suppose, crever à l’écart.
Nous n’avions point relevé ses pas lorsqu’ils se séparaient de ceux de la
harde.
J’eus finalement la satisfaction d’abattre, dans ce
même troupeau, un taureau moyen, qui me paya de mes peines.
J’expédiai alors à l’agglomération la plus proche un
pisteur, qui ramènerait des coolies pour enlever viande et massacre.
À son retour, cet homme me rendit compte que le village
était en émoi, le tigre blessé, l’ayant traversé par bonds, en rugissant. Cette
déclaration me laissa sceptique, mais, voulant vérifier l’assertion du pisteur,
je me rendis au village, le crochet à effectuer n’étant que de trois
kilomètres. Il était situé à six kilomètres environ du point où j’avais tiré le
fauve. Je pus constater la véracité des faits allégués et, de plus, remarquai,
dans un trou d’eau boueuse où se vautraient des sangliers, les empreintes du
tigre. Il était venu s’y baigner, l’eau était teinte de son sang.
Les coolies voulurent me faire patienter jusqu’à la nuit
pour essayer de le découvrir et de l’achever à la lanterne. Mais j’étais las et
revins chez moi. Puis la rencontre était des plus aléatoires, le fuyard pouvant
être parti fort loin et, en tout cas, devait me faire courir de grands risques,
encore plus la nuit que de jour ...
Récits d’Allain Le Broussard,
Recueillis par Marcel FAUCHOIS.
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