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Paradis perdu

Là-haut, à quelque 1.300 mètres d’altitude, caché sous la tente vert sombre des pins, vêtu de court gazon, se cache le paradis des champignons et des bécasses. Deux bonnes heures d’escalade par un sentier à peine tracé m’ont permis de magnifiques cueillettes de lactaires bleuâtres ou orangés. Je m’étais promis de venir battre les couverts aux passages hâtifs d’automne. Les mois et les ans ont fui sans me donner la possibilité de réaliser ce beau projet.

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Novembre 1936. Vague subite de froid. Premières et nombreuses arrivées de belles rousses dans le Midi me rappellent ce coin enchanteur. Visites, coups de fil. En pleine nuit une voiture bourrée de chasseurs et de chiens file allègrement sur la route des Alpes. Le Grand Sympathique — 1m,90, 103 kilos — conduit. Roger soigne son bleu pris du mal de la route, tandis que F ... nous berce de ses histoires de chasse. Il nous conte — une fois de plus — l’odyssée de la fameuse bécasse qui encaissa — le mot est fort — 114 coups de fusil de novembre à janvier et mourut — probablement de peur — le soir de la fermeture, au 115e coup, le sien ! ... Pourvu que les longs becs du paradis n’aient pas la même aisance à digérer le plomb ! ...

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Halte-garage quelques kilomètres avant d’atteindre les gorges du Verdon. Ciel tendu de bleu profond, sol pailleté d’argent. Belle journée en perspective. Il faut, maintenant, s’élever de 500 mètres. L’ascension commence, agréable ; les toutous gambadent. Nous comptions atteindre la barre calcaire à l’aube. Gros retard, mais n’avons-nous pas une longue journée devant nous ?

Le groupe s’étire. Roger, monté sur caoutchouc, a l’air de rebondir chaque fois que son pied touche le sol. Je le suis à travers les éboulis qui couvrent maintenant le chemin. En arrière, le Grand Sympathique ferme la marche. Il souffle, soupire, crie de ralentir. Personne ne l’entend, le train reste ferme. Le voilà assis sur un rocher. « Si vous ne m’attendez pas, je retourne et j’emmène la voiture. » La situation est doublement délicate. Il peut nous couper moyen de retour et vivres. Sous le prétexte qu’il a des épaules comme une armoire, on les a transformées en buffet ambulant ... Agissons prudemment. Arrêt prolongé. Pleins de prévenances, nous le débarrassons de deux musettes. Le tour est joué. Maintenant, s’il veut manger, il devra avancer ... Nous le hissons — moralement — jusqu’à la falaise rocheuse. Casse-croûte, jambon, pâté truffé de pays arrosés de vin blanc donnent une vitalité nouvelle pour vaincre le dernier obstacle. Vivement je franchis les quelque cent mètres nous séparant du sommet. Catastrophe. Tout est blanc. Une mince couche de neige glacée couvre les gazons, s’étire sous les pins ...

Les visages s’allongent. On met en doute ma bonne foi. Penaud, je conseille de battre les parties abritées. S’il en restait quelques-unes ...

« De frigorifiées », continue un compagnon. Après une demi-heure de fouilles inutiles, la vérité éclate : plus un scolopax dans les parages ... Par contre, nombreuses traces de lièvres. Déployés en tirailleurs, nous allons essayer d’en culbuter un. Hélas, eux aussi se rient de nous. Pas le moindre bout d’oreille.

Il y a encore une solution. Descendre au fond de la cuvette, où la neige a disparu. Certainement, au bord du ruisselet et dans les bosquets voisins, nous lèverons plusieurs longs becs. À cinq, ils ne peuvent s’échapper, c’est sûr.

Ma proposition est accueillie par un silence aussi glacé que le vent des cimes.

Les plus polis se récusent, alléguant la fatigue : c’est assez facile de descendre, mais il faudra remonter ... Du regard j’implore R ..., dont les jarrets d’acier se jouent des difficultés. S’il vient, la bredouille est sauvée. Mais le voilà qui laisse éclater sa rage ... Quel réquisitoire ! S’il est ici, c’est ma faute. Chaque fois je lui joue le même tour. Et il s’y laisse prendre. Mais plus jamais il ne me suivra. Descendre dans le vallon ? Faudrait être fou à lier ! ...

Heureusement, on ne m’a pas encore attaché. Je dévale à grandes enjambées vers la nappe des prairies, mon fidèle toutou sur les talons. Lente exploration des bords du ruisseau, recherches parmi les pins. Quelques « miroirs », mais pas le moindre « fla-fla » d’oiseau roux. Partis, envolés. Il faut — comme le renard de la fable — retourner ... À l’abri des genêts, un vieux coq solitaire — j’avais pensé une bartavelle — s’envole à grand bruit juste à portée pour connaître la gueule de Lola.

La bredouille est sauvée.

Le soleil marque midi. Là-haut, dans le ciel d’une pureté admirable, monte une fumée claire. Les amis préparent la grillade. Depuis l’aube je ne me suis pas arrêté une minute, sauf au casse-croûte, aussi la montée me semble dure. Je n’essaie pas de contourner les obstacles. Au milieu d’une végétation peu dense, je me fraie un passage, l’arme à la bretelle. Je viens de me hisser sur l’arête d’une ravine assez rude. Où passer maintenant ? j’inspecte la paroi voisine ... Une boule grise, oreilles aplaties, œil brillant ... un lièvre, un lièvre énorme est là, devant moi, à quinze pas. Quelle bête ! ... De quoi remplir le carnier ! ... Et la tête des copains, quand, dans un moment, je sortirai l’animal du sac ... Car, enfin, il est dans le sac ... Juste la peine de le cueillir.

Tuons-le proprement. Pas au gîte, bien sûr. Ce n’est guère mon habitude, puis R ... aurait beau jeu de m’appeler « assassin en liberté », car, soyez-en sûr, après l’avoir soupesé il inspectera l’œil — si je l’avais trouvé mort ! — il vérifiera les blessures, trouvera qu’il a été mal tiré : trop près, court, à gauche ! ...

Reculons donc pour le rouler au départ dans les quelque vingt mètres presque nus. Le doigt sur la détente, à petits pas, je fais marche arrière sans quitter des yeux le compère oreillard. Soudain mon pied heurte une souche de buis, au ras du sol. Imprévisible et catastrophique chute à grand tintamarre. Je saisis au passage une touffe de genêts, je ramasse l’arme. En deux enjambées, je suis sur la crête. Trop tard ! ... Le nid est vide. Le regard de Lola m’indique la direction prise par le fugitif, à qui je n’ai même pas pu présenter les armes. Adieu lièvre, arrivée triomphale, civet ! Le mieux sera d’étouffer l’affaire, sinon je n’ai pas fini d’entendre les quolibets de mes compagnons. Le Grand Sympathique démontrera qu’il valait mieux, au gîte, lui couper la tête que de le laisser filer. F ... vantera ses cartouches spéciales avec cinq plombs — pas un de plus — pour leur casser le nez ...

Mais, là-haut, un coup de feu, un seul, vient de retentir. Tandis que les parois rocheuses jouent à la balle avec la détonation, la joie m’inonde. Il est allé se faire tuer près du feu de camp. Et cela grâce à moi ... Les derniers escarpements sont franchis avec allégresse ; une pente plus douce me conduit au but. Déjà j’aperçois le groupe resserré. Que regarderaient-ils avec tant d’attention, si ce n’était le lièvre ? Hélas ! Diane n’a pas voulu pour panser ma blessure me laisser la pauvre joie de passer les doigts dans le pelage roux du capucin. Mes compagnons brandissent à tour de rôle, au bout du bras, la victime du Grand Sympathique : un pinson des Ardennes, foudroyé avec du quatre à soixante mètres, en plein vol.

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Inutile de vous dire que personne n’entendit conter le bon tour de maître Oreillard. Amis, ne montez pas là-haut. Vous ne trouverez plus rien. La guerre est passée par là. On a brûlé le Paradis.

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°624 Février 1949 Page 298