Tout le monde sait que Montaigne « a fort bien
parlé de l’amitié », mais de l’amitié s’exprimant en aimables propos de
fauteuil à fauteuil, et non de selle à selle. Son « nous nous aimions
parce que c’était lui, parce que c’était moi » est une charmante
définition de l’amitié parce qu’elle y fait intervenir l’impondérable,
c’est-à-dire le mystérieux attrait d’un être pour un autre sans tenir compte
des services qu’il vous rend, du dévouement dont il fait preuve, en un mot
parce que n’y intervient pas ce prosaïque, et secret, et à peine avouable
motif : l’intérêt ; nous dirons seulement : la notion d’échange.
Et pourtant, tout n’est qu’échange dans les rapports entre les êtres. Il y a
toujours un « pourquoi ... parce que » dans l’affaire. Si M. Perrichon
veut donner sa fille à un monsieur parce que celui-ci lui a rendu le service de
se laisser sauver la vie et de flatter ainsi la débordante et grotesque vanité
du sauveteur, c’est que M. Perrichon est un homme comme les autres, bien
que de la pire espèce. Chez nous, la notion du « service rendu »
intervient de même, mais dans le bon sens du mot. Les camarades de route nous
sont d’autant plus sympathiques qu’ils nous apportent aide et secours. Le
merveilleux de l’affaire est qu’ils le font naturellement et qu’il est sans
exemple, dans nos sociétés de cyclotourisme, qu’on laisse un camarade dans la
gêne. À plus forte raison si, au lieu de panne ou de défaillance, il s’agit
d’accident, verra-t-on tout le groupe s’arrêter et n’abandonner le blessé
qu’après l’avoir installé sur un lit d’hôpital et avoir prévenu sa famille.
Quelle est cette manie, quand un être vous est sympathique, de vouloir
connaître à fond d’où il vient, qui il est, et, comme l’on dit, ses tenants et
aboutissants ? De cette quarantaine de cyclotouristes avec lesquels je
roule presque tous les dimanches, j’ai encore du mal à retenir les noms, je
connais à peine les professions, et des opinions politiques j’ignore tout.
Jamais d’ailleurs, au cours de ces sorties, on ne parle de ce que l’on fait ni
de ce que l’on pense ; mais aucun de nous ne peut admettre qu’on soit
handicapé par une pénurie de provisions au casse-croûte, retardé par une
crevaison ou un ennui mécanique. Les couvercles des boîtes de conserve sautent tout
seuls et tout seuls sortent les démonte-pneus des sacoches pour vous tirer
d’embarras. L’entr’aide a ceci de merveilleux qu’elle s’avère instinctive. On
roule au milieu d’amis, de vrais amis, qu’on ne voit jamais en dehors des
sorties, qu’on ne reverra presque pas de tout l’hiver, mais qui, pendant qu’on
pédale à leur côté, sont bien plus que des camarades et vous rappellent qu’il
ne faut pas désespérer du cœur humain.
* * *
Il n’est pas, il ne peut pas en être ainsi quand l’esprit de
compétition intervient. Toute course est forcément barbare. Il s’agit d’arriver
le premier. La défaillance d’un rival contribue à vous faire gagner des points
ou du temps. Après, la course finie, bien entendu, l’esprit de corps, la
solidarité de métier reprennent leur place et permettent même les effusions ;
mais sur la route, qui dit rivaux dit ennemis. Il n’est pas rare que deux
boxeurs, après s’être porté des coups terribles, tout sanglants et la figure en
bouillie, s’embrassent aux acclamations de la foule. Ne jugeons pas cette
sentimentalité rude et grégaire des masses. On en peut dire tout le mal ou le
bien qu’on voudra. Elle est hors de notre domaine. Chez nous, jamais
d’effusions, — elles paraîtraient ridicules, — mais un instinct de
l’entr’aide et de la « gentillesse » sportives dégagées de toute considération
de personne, qui rendent nos rapports « honnêtes » et font de nous
une grande famille.
C’est pourquoi je suis étonné quand on me demande quels
« avantages et facilités » notre fédération offre aux cyclotouristes
adhérents. Je ne me refuse jamais à en donner la liste, mais j’ajoute, au
risque d’être mal compris, même des solitaires, que le premier de ces
« avantages » est de faire la connaissance d’une « belle
humanité », d’où l’égoïsme est banni, où la gaieté règne et qui vous
transporte dans un milieu anonyme et pur comme le grand air, où votre
indépendance est sauvegardée ; quelque chose comme un cercle dont
l’atmosphère serait incessamment purifiée par le soleil, le vent, la vitesse,
et même par la bonne fatigue qui suit les longues étapes, sans parler des
joyeux repas et du délassement des haltes dans un paysage de verdure ou de
torrent.
C’est à vous, surtout, qui descendez la pente des jours, que
je m’adresse ... par expérience. Le cyclotourisme est un des rares sports
(est-ce même un sport ?) qui vous soit ouvert. Peu importe que vous
traîniez un peu la patte et manquiez de souffle dans les côtes. Vous êtes sûr
qu’il y aura, au bout, en haut, un camarade pour vous crier : « Ça
va ? » Et soyez sûr qu’il ne fera pas valoir qu’il vous a attendu
parce qu’il vous sentait en difficulté.
« Ça va ? » C’est déjà beaucoup de s’entendre
poser cette question banale, mais dont les dessous sont tout d’entr’aide et de
sympathie ... et je vous assure que ça encourage à monter les côtes, pas
seulement celles des montagnes, mais celle de la vie.
Henry DE LA TOMBELLE.
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