Un des préjugés les plus répandus, qui détourne nombre de
gens d’accorder à leur corps l’exercice dont il a besoin, est de croire que le
travail intellectuel souffre de la fatigue produite par l’activité musculaire.
Ce serait « brûler la chandelle par les deux bouts » que de se
dépenser à la fois de corps et d’esprit.
Mais notre corps ne peut pas se comparer à une chandelle qui
se détruit en brûlant, puisque c’est par son activité qu’il s’entretient en
vie. Il faut donc considérer les choses d’un tout autre point de vue et,
particulièrement, se rendre compte que tous nos organes sont solidaires,
c’est-à-dire que le bon fonctionnement de chacun d’eux dépend du bon
fonctionnement de tous les autres. Le cerveau, par lequel se manifeste
l’esprit, est un organe matériel, composé de cellules protoplasmiques, tout
comme les muscles, le cœur, le foie, les reins, tous nos viscères.
Ce qui met de la confusion dans ce problème, c’est que l’on
assimile souvent l’esprit à l’âme. L’âme est un principe immatériel, métaphysique,
dont l’existence est article de foi ; immortelle, elle existe en dehors du
corps qu’elle anime. Par contre, c’est l’ensemble de nos facultés
intellectuelles, sensation, mémoire, imagination, pensée, volonté, qui se
résume dans le terme : esprit. Et l’esprit ainsi conçu n’existe et ne se
manifeste que par l’activité de l’organe matériel qu’est le système nerveux,
comme la circulation du sang ne se fait que par l’activité du cœur.
L’esprit varie de puissance, d’étendue et de clarté suivant
les individus et au cours de la vie de chacun d’eux ; un enfant n’a pas le
même esprit qu’un adulte ; un ignorant, qu’un savant. Bien plus, l’esprit
s’exalte ou décline suivant l’état du corps et de ses humeurs. La fièvre le
fait délirer ; l’alcool lui enlève tout contrôle sur nos actes ; le
sommeil profond l’éteint. Tous ces faits évidents nous démontrent que notre
esprit dépend, sinon par nature, au moins dans ses manifestations, de l’état et
de l’activité de notre corps.
Le cerveau, la moelle épinière, les nerfs constituent le
système nerveux ; celui-ci est en rapport avec les autres systèmes
organiques, respiratoire, circulatoire, digestif, par l’intermédiaire des
vaisseaux sanguins et lymphatiques, qui lui apportent oxygène et nourriture, et
le débarrassent des déchets de son travail, acide carbonique et urée. Ses
rapports sont encore plus directs, d’une part, avec les organes des sens et,
d’autre part, avec les muscles ; car les nerfs sensitifs relient les
premiers aux cellules médullaires et cérébrales, et les nerfs moteurs relient
ces mêmes cellules aux muscles. Dès que l’on est quelque peu au courant de
cette structure du système nerveux, on ne peut concevoir qu’il puisse
fonctionner sans l’intervention du système musculaire. Toute impression faite
sur les sens aboutit à une réaction des muscles, à une contraction complète ou
ébauchée, parfois à peine esquissée. Et c’est l’ensemble de ces réactions
musculaires, de ces actes, qui, selon quelques philosophes biologistes,
déterminerait notre faculté de penser, nous « fabriquerait » un
esprit. Sans aller jusque-là, il faut reconnaître la continuité structurale de
nos organes, cerveau compris, entendant par là que ce cerveau, pas plus que le cœur
ou le foie, n’est un organe autonome, placé au milieu des autres, contigu à eux,
mais leur est attaché et se continue avec eux par des tissus et des
liquides de liaison, nerfs, vaisseaux, sang et lymphe. Si l’on supprimait ces
tissus de liaison, le cerveau cesserait immédiatement de fonctionner, de
produire de la pensée. Celle-ci lui vient de ce que lui fournissent les autres
organes : le corps nourrit l’esprit.
Quelle nourriture faut-il au cerveau ? Ses cellules,
comme toutes les autres, ne vivent et ne fonctionnent qu’en brûlant, en
oxydant, des matériaux nutritifs, essentiellement du glucose et de l’albumine,
produits ultimes des fonctions digestives et assimilatrices. Le sang lui
apportera à la fois ces aliments et l’oxygène qui les brûlera ; il
remportera les déchets.
Or le cerveau ne semble pas avoir besoin de beaucoup de nourriture ;
la stimulation des échanges nutritifs par le pur travail intellectuel, même
intense et prolongé, est faible, à peine décelable. Pourtant, ce travail
entraîne une fatigue certaine, c’est-à-dire l’impossibilité de le continuer
longtemps sans repos. Il faut en conclure que, si le cerveau exige peu de
nourriture, il la lui faut de qualité très épurée, quintessenciée peut-on
dire ; ce qui est conforme au fait que la moindre intoxication sanguine
dérègle l’esprit. En outre, l’encombrement par des produits de déchet, urée,
acide urique, cholestérine, affecte plus que toutes les autres les cellules
cérébrales, si hautement différenciées, si délicates. Il faut donc leur servir
du sang riche et pur, bien oxygéné, chargé de nourriture bien élaborée, prête à
l’oxydation immédiate et facile ; puis il faut évacuer rapidement les
résidus de l’oxydation, l’acide carbonique et l’urée.
De ces considérations, nous pouvons déduire l’heureuse
influence de l’exercice physique sur l’esprit. Nous savons que l’activité des muscles
stimule toutes les grandes fonctions organiques, respiration, circulation,
digestion ; l’élaboration des matériaux nutritifs se fait à un rythme
accéléré ; c’est le muscle lui-même qui en consomme la plus grande
partie ; et il faut remarquer que, organe massif et robuste, il oxyde à
fond des aliments grossiers dont d’autres organes ne peuvent faire leur profit.
Ainsi, toute la machine humaine, entraînée dans un mouvement
puissant et équilibré, offre à son guide, à son cerveau, un sang richement
oxygéné, chargé de principes nutritifs quintessenciés et débarrassé de tous
déchets toxiques. Nourri de la sorte, l’esprit peut se manifester vigoureux,
clair et résistant.
Dans les conditions inverses, quand l’intellectuel, claustré
et sédentaire, laisse son corps s’intoxiquer, sa respiration s’écourter, sa
nutrition se ralentir, alors son esprit trouve de moins en moins à s’alimenter
convenablement ; il s’épuise vite à travailler, s’accroche à des routines
professionnelles, au lieu de se renouveler, et s’éteint prématurément dans
l’impuissance.
Ne faut-il pas conclure que l’intellectuel a, plus que tout
autre homme, le devoir d’accorder chaque jour à son corps une ration d’exercice
qui le maintienne vigoureux et bien portant ?
Dr RUFPIER.
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