Aux yeux du voyageur qui remonte la vallée de
Grésivaudan en partant de Grenoble, la Dent de Crolles apparaît comme une
puissante molaire enchâssée dans de raides pentes d’herbes et d’éboulis. C’est
le sommet le plus élevé d’une longue crête calcaire qui s’étend sur vingt
kilomètres de long jusqu’au Granier, bordant le massif de la Grande
Chartreuse ; il domine de sa falaise abrupte le plateau des Petites
Roches, perché à mi-hauteur entre la crête et la vallée de l’Isère.
Son plateau supérieur est en forme de fond de bateau,
orienté sud-nord et en pente de 20 p. 100 descendant vers le nord. La plus
grande partie est un lapiaz sillonné de fissures, de fentes, de puits à neige.
La végétation est très pauvre, représentée dans la partie supérieure par de rares
pins rabougris et des plaques d’herbe. La bordure du plateau domine de 400 mètres
le versant sud-est du Grésivaudan, de 200 mètres le versant ouest de la
Chartreuse ; au nord, le plateau s’affaisse en gradins vers la source du Guiers-Mort,
point de résurgence des eaux de pluies engouffrées dans le lapiaz sommital.
Au point de vue spéléologique, l’intérêt de la Dent est
localisé dans les 400 mètres de terrain calcaire séparant le plateau du
niveau marneux où s’écoule le Guiers-Mort. Deux grottes sont connues depuis
très longtemps : d’une part, la grotte du Guiers-Mort, d’où sort la
rivière à 1.311 mètres d’altitude ; d’autre part, le Trou du Glaz, à
la base de la face ouest à 1.697 mètres.
En 1899, E.-A. Martel, le grand précurseur de la spéléologie
française, a fait un séjour éclair en Grande Chartreuse ; en quatre jours,
il a visité trois grottes : celle du Guiers-Vif, celle du Guiers-Mort et
le Trou du Glaz. Il n’y a pas lieu de s’étonner que, dans ces conditions,
plusieurs boyaux étroits de cette dernière grotte aient échappé à ses
observations, bien qu’il s’en-défende : « Nous étions cinq à fureter
longuement dans les interstices de ce que nous avons pris pour le fond, et nous
ne vîmes nulle issue, malgré cinq heures de scrupuleuses recherches dans les
moindres fissures et recoins visibles. »
En fait, au delà du terminus de 1899, nous avons relevé sur
les parois de la grotte de très nombreuses inscriptions antérieures. Mieux
encore, nous avons eu la chance de retrouver dans la région grenobloise deux anciens
visiteurs qui ont pu nous confirmer leurs inscriptions laissées cinquante et
même soixante ans plus tôt : Bandet, 1891, et Mélanie Dubois (vingt-quatre
ans), 1881. D’ailleurs, le guide Joanne lui-même parlait, avant la visite de
Martel, d’une galerie passant « au-dessus d’un cours d’eau souterrain dont
les eaux se font entendre ».
Il s’agit sans doute de l’extrémité de l’étage supérieur. On
peut donc estimer que celui-ci était connu à peu près complètement avant
1900 ; il comprend trois parties bien distinctes :
— une galerie facile de grandes dimensions ;
— une zone de fractures où la galerie se subdivise en
plusieurs boyaux étroits et comportant quelques puits : puits Martel,
puits Perrin, puits de la Lanterne ;
— enfin une nouvelle galerie plus petite que la
première et se terminant à la Salle de Dôme, base d’un grand puits arrosé. De
l’entrée, il ne faut guère plus de trois quarts d’heure pour atteindre le fond.
À partir de 1923, le groupement de grimpeurs grenoblois
« Les Jarrets d’Acier », sous l’impulsion de son président Henri
More, poursuit l’exploration méthodique de la grotte ; ils jalonnent à
coups de peinture, mais ne laissent malheureusement aucune trace écrite de
leurs explorations. Leurs progrès sont lents ; et ce n’est qu’en 1930
qu’ils parviennent au bas du puits de la Lanterne, clé du second étage (ou
étage inférieur) du Glaz. Ce puits comporte trois ressauts de 12 à 16 mètres
chacun ; à sa base s’ouvre un passage très étroit, la Chatière, appelée
autrefois « Le Polonais », à cause de la nationalité — ou du
surnom — du premier qui l’a forcée. Cette étroiture franchie, on débouche
dans une galerie plus vaste se poursuivant à gauche jusqu’à un bouchon
d’argile, à droite jusqu’à un nouveau ressaut de 10 mètres, au delà duquel
les dimensions atteignent 4 mètres sur 4 en moyenne. Cette galerie passe à
côté d’un énorme puits, en traverse un autre et s’arrête devant un troisième.
L’exploration en est à ce point en 1933 lorsque Robert de
Joly, président de la Société spéléologique de France, est chargé par le
Touring-Club de la continuer. Visitant les étages déjà connus, il s’arrête
également devant le troisième puits qui lui semble infranchissable (il est seul
à cet endroit), mais, par contre, descend le premier et le réseau qui lui fait
suite jusqu’à une profondeur de 119 mètres au-dessous de l’entrée du Trou
du Glaz. Dans ce réseau actif, il dilue un kilo de fluorescéine ; la
coloration aperçue à Perquelin, cinquante-deux heures plus tard, prouve la
communication du Glaz avec l’une des sources de ce versant, Guiers-Mort ou
Fontaine Noire.
Tels sont, en 1935, les renseignements que nous possédions
sur le Trou du Glaz.
Le 1er novembre 1935, nous sommes venus
plutôt en curieux qu’en explorateurs, comme en témoigne notre heure d’entrée
tardive : il est trois heures de l’après-midi. François Guillemin et sa
femme sont mes compagnons et me guident dans l’étage supérieur qu’ils
connaissent déjà ; tous deux alpinistes de longue date et membres du
Groupe de haute Montagne sont attirés comme moi par cette grotte ; ma
femme et Willy Hurlimann, pas très emballés par ce sport nouveau pour eux, nous
accompagnent jusqu’au puits de la Lanterne, mais repartent ensuite vers le
soleil.
Notre équipement est constitué par de vieux vêtements de
montagne mis au rebut. Notre éclairage se compose de boîtiers électriques
ordinaires pendus au cou et d’une archaïque lanterne de voiture à cheval
retrouvée par François dans un grenier. Quant au matériel, nous avons emprunté
au Spéléo-Club de Lyon deux gros rouleaux d’échelles de corde à barreaux de
bois, et un bien plus petit en électron ; l’ensemble est de la fabrication
de Robert de Joly et forme tout l’actif du groupe. Le dépositaire de ce
matériel nous a certifié qu’il y avait en tout 90 mètres d’échelles ;
ajoutés à nos cordes alpines et aux « singes » de Kiki (Henri Brenot),
destinés aux remontées à la corde lisse, cela doit nous permettre d’aller assez
loin dans la grotte.
À un quart d’heure de l’entrée, voici le puits de la
Lanterne, trois mètres de diamètre avec une margelle qui fait presque le tour.
Je déroule la première grosse échelle et l’accroche à un anneau scellé au bord
du puits par les J. D. A. C’est la première fois que nous mettons le
pied sur une échelle de corde, car, à Paloumère, Trombe n’en possédait aucune.
En arrivant au bas du premier ressaut, je suis très surpris d’être presque à
l’extrémité de l’échelle. Diable ! c’est cela leurs 40 mètres ?
J’accroche la seconde à la suite et l’envoie au deuxième puits (P. L. 2).
Bientôt, nous sommes en bas tous les trois. Quelques mètres plus loin, au delà
d’un petit couloir bas, se présente un nouvel à-pic, le P. L. 3, qui
semble plus profond que les précédents. Nous n’avons plus que la petite échelle
métallique. J’attache une corde de 20 mètres en simple au providentiel
piton J. D. A. — décidément, ils ont bien fait les choses
— et descends en rappel. Celui-ci se termine par un surplomb agrémenté
d’un petit ruisselet qui invite gentiment à ne pas s’éterniser au bout de la
corde.
En bas du puits, la galerie reprend, mais la voûte s’abaisse
bientôt et l’on doit ramper sur une vingtaine de mètres ; la lanterne du
cheval ne passe pas debout. Au bout de cette chatière, une bifurcation ;
les dimensions étant plus grandes à droite, nous nous y engageons. À 150 mètres
de là, encore un ressaut que nous nommons le P. L. 4, bien qu’il
n’ait plus rien de commun avec le Puits de la Lanterne. À notre gauche, la base
d’un puits forme une espèce de chapelle. Devant nous, 10 mètres à
descendre, nouveau rappel où nous laissons une corde en double pour la
remontée. La galerie s’agrandit : elle descend par un éboulis raide
jusqu’à un petit puits colmaté et reprend en face de nous. Pour atteindre la
suite de la galerie, un passage détourné se présente sous forme d’une double
fenêtre dans la paroi de droite ; passant par la première, on accède à une
étroite corniche bordant un énorme puits au fond duquel coule un
ruisseau : c’est le puits descendu par de Joly il y a deux ans ;
comme il a 36 mètres, nous l’appelons le P. 36. Il nous reste des cordes
en abondance, mais seulement 10 mètres d’échelles, et nous ne pouvons pas
le descendre. Continuons donc l’exploration du second étage auquel nous ramène
le deuxième fenêtre et un court passage d’escalade. À 80 mètres, nouveau
puits profond, arrosé cette fois, et coupant la galerie ; les cailloux que
nous lançons tombent dans l’eau, ce qui lui vaut le nom de Puits du Lac. Une
étroite margelle permet de le contourner sans trop de difficultés.
Cent cinquante mètres plus loin, encore un puits, à première
vue moins profond ; un second ressaut, que nous ne voyons pas aujourd’hui,
le prolonge jusqu’à 60 mètres sous notre galerie ; ce sera le P. 60 ;
ce puits est plus facile à franchir ; d’un côté à l’autre court une
corniche très étroite, déversant vers le vide et gluante d’argile. C’est
l’obstacle qui a arrêté de Joly ; il est assez peu engageant. Tenu à la
corde, je m’y risque, les pieds glissent ; mais quelques prises de main
assurent une stabilité suffisante et je passe.
Devant moi, nouvelle bifurcation. À gauche, la galerie
débouche dans un grand puits arrosé d’en haut, un rideau de pluie supprime
toute visibilité (Puits Labour) ; la branche de droite se termine à un
autre puits, sec celui-là (Puits Fernand). Prenant les directions à la
boussole, comptant mes pas, je reviens au P. 60, puis nous repartons vers
la sortie. Le P. L. 4 est remonté à la corde lisse, le P. L. 3
à l’aide des « singes ». Cette première visite a duré sept heures,
elle nous a révélé l’importance tout à fait exceptionnelle du Trou du Glaz et
nous a incités à en connaître davantage.
Pierre CHEVALIER.
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