Le café servi, mon domestique s’était retiré pour faire la
sieste. Le soleil tapait dur sur ma nouvelle demeure de Quimili en cet été
austral de février 1913, et le plafond lambrissé et verni ne constituait qu’un
écran illusoire à cette chaleur de 45 degrés à l’ombre qui terrassait
bêtes et gens.
La construction du chemin de fer de Quimili au Nord-Est
touchait à sa fin, et il allait falloir bientôt laisser la place à d’autres
services. Depuis quelques semaines, j’avais à regret quitté mon ranch où,
durant deux années, j’étais venu me reposer de mes jours en forêt. Frais ranch
tout blanchi de chaux, au toit de chaume et de terre, aux murs de torchis et de
rondins. Bien des souvenirs, bien des veillées me l’avaient rendu cher, et ce
n’est pas sans un serrement de cœur que je l’ai vu disparaître dans les flammes
et dans la fumée. Mais, dans le Chaco Santiagueño, un ranch de deux ans est
déjà vieux. Les cucarachas, les scorpions, les vipères, les serpents-coraux
devenaient des hôtes de plus en plus exigeants et gênants.
J’étais donc assis près de ma table, laquelle, avec ma
bibliothèque et mon lit de camp, composait tout l’ameublement de cette grande
pièce désespérément morne et nue. Face à la porte ouverte sur la véranda, je
regardais la forêt voisine qui flamboyait sous ce soleil implacable. La
torpeur, qui envahissait tout à cette heure vraiment pénible, commençait à me
gagner. C’est alors que M. Sapo apparut timidement sur le seuil de ma
porte. Il avait posé sa petite patte sur le chambranle et semblait me demander
s’il pouvait entrer, s’il ne me dérangeait pas.
Comme je ne faisais aucun geste hostile, il se mit en devoir
d’escalader la marche qui séparait le niveau de la véranda de celui du
carrelage de la pièce. Ce n’était pas une petite affaire. Figurez-vous un bébé
ne marchant pas encore, mais qui déjà se traînait.
M. Sapo était un crapaud d’une espèce géante assez
répandue dans cette région et dont certains individus pèsent plus d’une livre.
Immobile maintenant sur le seuil, il semblait, sous sa livrée verte et dorée,
une statuette de bronze. Puis, semblant heureux de ce qu’il avait déjà
accompli, il tourna à gauche et vint coller son derrière dans l’angle fait par
le mur et le carrelage du sol. Il paraissait avoir atteint son objectif.
Nous nous regardâmes longtemps en silence, puis, taquin, je
lui lançai ma cigarette allumée. À ma grande surprise, la petite statue de
bronze se détendit en un bond de trente ou quarante centimètres et engloutit la
proie lumineuse et brûlante. C’était sans doute cette proie qui l’intéressait
plus que ma personne.
Il reprit tranquillement sa place, cligna de sa paupière
d’or et sembla me dire : « Comme tu possèdes de bonnes
choses ! »
Je recommençai deux ou trois fois et, avec la même
dextérité, il absorba les petites choses au bout rouge et cuisant. La sieste se
passa ainsi, et mon domestique entra pour débarrasser la table. Voyant la bête,
il prit un balai et, sans ménagement, flanqua M. Sapo dehors.
Le lendemain, à la même heure, mon curieux compagnon de
sieste se présenta ; mais, cette fois, il était suivi de deux autres
crapauds ; peut-être Mme Sapo et M. Sapo
junior ? Ils s’installèrent tous trois confortablement dans l’angle du mur
et regardèrent avec intérêt ma cigarette fumante et parfumée. Mon cendrier
devenait vraiment inutile et mes mégots avaient des amateurs patients et
empressés.
La semaine suivante, j’avais une bonne demi-douzaine de
petites statues dorées alignées chaque jour à la sieste. Chaque jour aussi,
toutes ces aimables petites bêtes se faisaient chasser par un homme sans
cœur ; mais, sans rancune, elles revenaient le lendemain. Elles revinrent
jusqu’au jour où un orage épouvantable, comme on n’en voit que dans les pays
chauds, déversa des trombes d’eau bienfaisantes sur le pays.
Alors, la petite famille Sapo gagna la forêt voisine ou,
sous des souches profondes et fraîches, elle trouva sans doute d’autres
lucioles aussi lumineuses et certainement plus digestes que mes cigarettes.
J’ai souvent regretté ces charmants et muets compagnons aux
yeux d’or.
L VUILLAME.
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