Qu’il s’agisse d’une partie de chasse modeste, entre amis,
en plaine ou au bois, si ce n’est au bord des étangs ou sur le littoral ;
que la réunion soit plus brillante, avec battues et leur déroulement
spectaculaire, le couronnement de la journée, c’est le tableau.
J’entends par là non pas la simple addition des pièces
tuées, avec en regard, si possible, le nombre des coups de fusil, mais bien la
présentation de ces pièces devant les tireurs assemblés à l’issue de la chasse
et pouvant ainsi vérifier la preuve de leur adresse, admirer les plus beaux ou
les plus rares des trophées, commenter les coups difficiles.
Certains ne voient dans le tableau qu’une tradition
d’instincts tant soit peu barbares. Je ne partage pas cette opinion qui
tendrait à rabaisser les chasseurs au rôle de tueurs. Non, la chasse est autre
chose qu’un sport d’extermination : elle exalte des passions nobles et
n’exclut nullement la pitié, l’ardent désir de ne pas provoquer chez le gibier
d’inutiles souffrances, de lui laisser la chance d’échapper au plomb ou de
mettre en défaut la meute. Elle consacre par le tableau la victoire du tireur.
Rien de plus, mais rien de moins.
Il est des rendez-vous de chasse aux abords prédestinés pour
pareille mise en scène : parterres encadrés de charmilles, ronds-points de
parcs ou de futaies, larges perrons dominant des prairies qui s’étagent en
pente douce depuis la nappe d’un étang, cours pavées que les dépendances du
logis enserrent et maintiennent à l’abri des frimas.
En montagne, les pelouses qui bordent le refuge parmi les
myrtilles ou les rhododendrons, devant le lac tantôt baigné de lumière, tantôt
assombri par le profil des sapins.
Dans nos plaines, le seuil hospitalier d’une ferme, le
carreau de la salle où l’on va dresser le couvert, l’entrée fraîche de la
grange. Et je mentionne sans plus insister l’admirable tapis de sable blond des
plages au pied de la dune ou des rochers. Bien peu de chasseurs restent
indifférents devant ce décor empreint de large poésie ou de simplicité
rustique.
L’agencement même du tableau mérite des soins attentifs. Les
diverses sortes de gibier sont rangées à part, en dizaines alignées :
perdrix grises, perdrix rouges, coqs faisans, lièvres, lapins, cailles,
ramiers, tourterelles, enfin les pièces moins communes : petites outardes,
bécasses, râles de genêts, et, pour terminer la série, le menu gibier :
grives, merles et les divers. Cette dernière appellation vise ce qui ne doit
pas compter dans la répartition, dans les bourriches : les geais, les
oiseaux de proie, les écureuils ou les petits fauves.
En tête, bien entendu, le gros gibier : chevreuils,
sangliers, ainsi que les renards. En montagne, les chamois ou les isards sont
souvent suspendus bien en vue sur une perche, de même que les grands ou petits
coqs, tandis que gelinottes, bartavelles et lagopèdes forment à terre la parure
plus discrète, mais appréciée à sa valeur, du tableau que nombre de chasseurs
de plaine ambitionneraient de contempler quelque jour.
Le tableau des nuits de hutte se présente sous la pâle
clarté des aubes hivernales ; il n’en est que plus impressionnant avec ses
rangées de cols-verts, de siffleurs, de milouins, de sarcelles, avec le plumage
endeuillé des morillons, le plastron d’argent des grèbes.
Il était d’usage, dans les battues de la région parisienne,
en quelques forêts vives en chevreuils, ce qui est l’exception, de disposer
autour du tableau, rendu ainsi plus ornemental, brocards et chevrettes en arc
de cercle : c’est élégant, plus qu’un lot compact d’animaux abattus.
Tradition, celle de marquer le début d’une file de coqs par un faisan blanc si
tel trophée a pu s’obtenir, comme il arrive assez fréquemment dans les élevages
trop consanguins. Quant au vénéré, ses plumes caudales si longues, si
gracieuses, lui valent une place de choix dans le tableau des forêts peu
répandues qu’il fréquente encore ou que jadis il affectionnait : Sénart, Bonnières,
Villefermoy, pour ne citer que les bois où j’avais noté son habitat, aboli
peut-être.
Lorsqu’un après-midi de chasse comporte, en plus des marches
en ligne, une série de battues, un tableau partiel se fait d’habitude après
qu’une traque est achevée. Cela donne quelque répit aux rabatteurs et ne
déplaît jamais aux tireurs, qui, sur la tête de battue, ne se privent pas de
comparer la belle forme de leurs victimes. Le maître de céans saisit cette
occasion pour détacher de l’aile de la bécasse et offrir à l’heureux tireur la
minuscule rémige, la plume du peintre dont s’enorgueillit tout bécassier. Et
l’on repart vers d’autres marches, vers d’autres battues, jusqu’au tableau
final qui couronnera la journée, après lunch ou simple casse-croûte, selon les
fastes et les goûts.
N’oublions pas que ce tableau consacre de patients et durs
travaux de la part des gardes et de leurs auxiliaires. Une chasse ne
s’improvise pas, principalement une battue. Elle exige des semaines, parfois
des mois de préparation, de ménagements. Sachons priser et récompenser de tels
efforts.
Sachons, spécialement dans nos chasses communales, nous
contenter d’un tableau qui respecte les possibilités du territoire, plus ou
moins giboyeux, et qui réserve à nos associés d’autres perspectives que celles
de médiocres sorties. Dans les débuts de saison, en septembre, limitons nos
succès ; ils n’en seront que plus enviables quand l’automne aura donné de
l’aile aux perdreaux devenus perdrix et multiplié leurs moyens de défense.
Le tableau mesuré que je préconise dès qu’un élevage
intensif et coûteux ne peut pas être entrepris pour colmater les vides
résultant du nombre de pièces tuées, ce tableau n’en aura pas moins son charme,
sa valeur. Les chasseurs qui l’auront réalisé après marches et contremarches,
coups d’adresse ou de malchance, en garderont le souvenir comme de la
conclusion d’une chasse disciplinée, gage certain d’autres réussites dont, à
tour de rôle, chaque groupe d’amis pourra prendre sa part.
Pierre SALVAT.
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