Encore une aventure qui eût mérité de figurer dans
ces « Notes biterroises » parues, par deux fois, en ces colonnes.
Elle en eût illustré, de façon péremptoire, les allégations qui y étaient
avancées quant à la bonhomie des mœurs des gens de ce pays, où tout paraît
empreint d’une facilité débonnaire, où la contrainte est haïe au profit de la
plus aimable des fantaisies et où le gendarme, on le verra, s’il est
quelquefois sans pitié, sait aussi, avouons-le, se mettre à l’unisson et être
bon enfant. Mais je ne la connaissais pas encore lorsque les lignes en question
furent écrites, ne l’ayant apprise que tout récemment de la bouche d’un mien
beau-frère, qui en fut non l’un des héros, car il n’y a nul héroïsme là dedans,
mais l’un des acteurs. Je vous la rapporterai donc telle que je l’ai recueillie
de ses lèvres, à l’issue d’un plantureux dîner, avec la plus grande exactitude
possible.
Or donc, un jour de ces dernières années, il arriva que,
comme presque chaque soir, mon dit beau-frère rencontra, à la terrasse du café,
son ami et compagnon de chasse Louis.
— Il faut, lui dit ce dernier, que je monte ce soir
à ..., conduire ma belle-mère. J’irai avec ma camionnette.
— Et si nous y allions avec ma voiture ? dit
l’autre. Tu prendrais le fusil et on tâcherait de descendre quelques lapins,
sur la route.
Ainsi en fut-il décidé. Il faut vous dire que la chose se
passait en un temps où la chasse était interdite ; interdiction forcée du
fait de la guerre et de l’occupation. Et vous savez combien cette interdiction
pesait lourdement à ceux pour lesquels plus grand’chose ne compte, ici-bas, en
dehors de la chasse. Et combien sont nombreux ceux qui, honnêtes pourtant et
nullement gens de braconne, se laissèrent aller au fil de leur passion favorite
et usèrent de stratagèmes et d’engins que la loi réprouve ! Que ceux qui
n’ont jamais péché leur jettent la première pierre. Diane, en tout cas, notre
belle déesse Diane, leur a déjà, j’en suis certain, pardonné les folies
accomplies en son nom.
C’était le temps, aussi, où les munitions étaient rares et
tout le monde, parmi les chasseurs, connaît les moyens inédits, parfois
invraisemblables, avec lesquels on fabriquait poudre, plomb, amorçages et
autres manigances : poudre avec écorce pilée et autres ingrédients aux combinaisons
savantes ; amorces de papier, pour pistolets d’enfants, et que l’on
introduisait adroitement dans le fond de la vieille amorce ; plomb
résultant de la fonte de vieux tuyaux, donnant toutes sortes de formes qui
n’avaient rien de sphérique ; bourres faites de vieux bouchons ou de
sciure pressée mélangée à une matière grasse quelconque. Il en résultait vous
le savez, pas mal de coups manqués, des ratés, des « long feu » et,
parfois, de ces gifles qui vous flanquaient une fluxion pour une semaine ou de
ces coups de recul dont l’épaule restait longtemps bleue et endolorie. Mais
enfin on chassait et même, de temps en temps, quelque pièce était au tableau.
La journée commençait à toucher à sa fin quand la voiture
s’ébranla dans la direction de la montagne. La montagne, c’est à Saint-Ch ...
qu’elle commence, avec ses collines abruptes, boisées, où l’on voit apparaître,
succédant aux dernières vignes, les premiers châtaigniers, les arbousiers, les
buis et les chênes verts. La route serpente, monte, surplombe des ravins qui
prennent de plus en plus d’importance à mesure que l’on va de l’avant. Mon
beau-frère était au volant. Louis attendait le moment de se mettre à son poste,
fusil en mains, dès que la nuit viendrait à tomber et les lapins à sortir.des
bois et à se montrer au bord de la route. Son poste n’était pas dans la
voiture, car il n’est guère commode de tirer de l’intérieur, mais ... sur
le toit. La route était calme, le roulage étant alors des plus réduits, et la
campagne déserte. L’ombre commençait à gagner les bas-fonds et allongeait, sur
les terres et les friches, la masse sombre des collines. Bientôt le soleil
disparut derrière la montagne, ne laissant qu’un fond de ciel ensanglanté. Et,
soudain, une petite boule grise, en deux bonds, traversa la route.
Le chauffeur stoppa.
— Vas-y, Louis !
Louis sortit de la voiture, grimpa, fusil chargé, sur le
toit, et s’y installa comme il put, allongé sur le ventre, l’arme braquée. Et
l’on repartit.
Sur le bas côté de la route se montra, bientôt, un autre
lapin. D’un bond, il fut parmi la broussaille. Un coup de feu sans résultat le
salua et résonna dans le vaste crépuscule qui s’étendait sur la terre. Un
deuxième fut pris dans les phares : un coup brusque sur l’accélérateur et
l’on sentit que la roue de droite avait buté sur quelque chose : le lapin
était « bousillé ». Avec la nuit qui était venue, les lapins étaient
plus nombreux. Quand l’un d’eux courait, affolé, Louis lui envoyait sa charge
de grenaille. Quelquefois, le coup ratait ; parfois aussi c’était un
véritable feu d’artifice résultant d’une bourre de sciure pressée qui
s’enflammait avec la poudre. Pourtant, quelques lapins payèrent de leur vie
leur imprudence de se trouver au-devant de la gerbe meurtrière. Quand l’un
d’eux était ainsi arrêté, la voiture stoppait, la portière s’ouvrait, on
ramassait la victime et on repartait en vitesse.
À présent, la nuit était noire. Il y avait près d’une heure
qu’on roulait. De nouveaux coups de feu ébranlèrent le silence et les feux
d’artifice se succédaient, enveloppant la voiture d’une nuée d’étincelles qui
devait s’apercevoir d’un kilomètre.
Soudain, dans le pinceau des phares, le chauffeur aperçut,
oh terreur ! plantée au milieu de la route, non un lapin, mais une
silhouette en képi et uniforme bleus, qui faisait de grands gestes.
— Oh ! Louis, « dabalo »
(descends) ! ordonna-t-il en se penchant en dehors.
La voiture ralentit et Louis allait sauter sur la route pour
s’engouffrer par la portière déjà ouverte lorsque le piéton, qui n’était autre
que le lieutenant de gendarmerie de la sous-préfecture voisine, lequel, valise
en main, regagnait à pied sa résidence, s’approcha en disant :
— Ce n’est pas la peine, allez, ce n’est pas la peine.
Je vous ai déjà vus. Ça ne fait rien, continuez. Mais vous m’emmènerez bien
jusqu’à Saint- ... ?
Sur réponse affirmative, il s’installa à côté de mon
beau-frère et ce fut lui, tenez-vous bien, qui, par deux fois, alla ramasser
les victimes de cette chasse nocturne et peu ordinaire. Et comme, en ce
temps-là, le ravitaillement était des plus maigres, même pour les gendarmes, on
lui octroya, à l’arrivée, en reconnaissance d’une telle magnanimité, un
échantillon de ces petits coureurs de garrigue, aux pattes lestes et au panache
blanc, dont il dut, le lendemain, faire ses délices en famille.
L’histoire est véridique. Et j’aurais pu vous citer noms et
lieux. Vous comprenez ma discrétion, bien que le gendarme ait quitté l’uniforme
et la région. Mais si quelque jour vous passiez à P ..., je pourrais vous
présenter aux héros de l’affaire qui, devant une bière bien fraîche ou le
traditionnel « pastis », vous la raconteraient mieux que moi. Bien
mieux que moi certes, car, de surcroît, il y aurait les gestes et l’accent.
FRIMAIRE.
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