Durant les nombreuses années que j’ai passées dans les
forêts du Chaco ou dans celles de la Cordillère des Andes, j’ai eu l’occasion
de rencontrer quatre espèces de félins :
Le chat-tigre, le plus petit de la série ;
L’once, ravissante petite panthère ;
Le puma, une panthère, mais avec la livrée de la lionne ;
Le jaguar, grande panthère d’Amérique.
Mes loisirs, conditionnés alors par un travail le plus
souvent d’une grande urgence, le manque de chiens appropriés ne m’ont pas
permis de me spécialiser dans la chasse de ces fauves, laquelle demande du
temps. Mes rencontres avec ces bêtes ont donc été généralement fortuites. Je me
bornerai donc à conter ici quelques-unes de ces rencontres et anecdotes dont
j’ai été témoin.
Le chat-tigre (gato-tigre).
— Celui que l’on dénomme ainsi là-bas, et que j’ai plus
spécialement trouvé dans les forêts sèches du Chaco Santiagueno, est un peu
plus gros qu’un chat domestique. Sa robe est claire, parsemée de petites taches
noires ou sombres, sa queue est marquée d’anneaux noirs. Il se repaît
d’oiseaux : tinamous, perdrix, perroquets, pigeons de toutes sortes, charatas,
dindons sauvages, et de petits mammifères tels que les tatous.
Il est très courageux et il attaque lorsqu’il se voit cerné.
Blessé, il est dangereux. Je n’en ai jamais vu d’apprivoisé, du moins à l’état
adulte.
En 1913, à Quimili, je possédais un beau braque
Saint-Germain avec lequel j’aimais à chasser la plume. Mais notons, en passant,
que ces chiens d’arrêt sont peu indiqués pour de telles régions. Ils se blessent
sur les arbustes épineux, sont souvent victimes de la morsure des serpents
venimeux, ont les pattes souvent tuméfiées par les puces pénétrantes dont ils
savent moins bien se débarrasser que leurs frères indigènes ; enfin, ils
souffrent beaucoup de la chaleur. Ils n’y vivent pas au delà de quelques
années.
Rares étaient nos sorties au cours desquelles il n’arrivait
pas à Tom une aventure. La plus fréquente était une attaque de ces énormes
lézards, mesurant parfois un mètre de longueur, qui lui sautaient au nez et ne
lâchaient prise que lorsque nous les coupions en deux à coups de machette.
Par une belle matinée d’été, alors que le soleil déjà haut
nous promettait, quelques heures plus tard, une température d’étuve, je
chassais la perdrix près de Quimili, accompagné d’un Indien et de mon chien
Tom. Nous étions dans une clairière parsemée de touffes d’herbes hautes et
drues, d’arbustes épineux et de quelques arbres épars. Tom était alors allé
fourrer son nez dans des touffes abritées par un énorme algorobo (1),
quand il poussa des cris épouvantables. Nous accourûmes, il avait un chat-tigre
sur la tête, la peau de son cou pendait et son sang giclait d’un peu partout.
Impossible de tirer sans risquer de tuer agresseur et victime. Un coup de
machette de l’Indien fit tout de même lâcher prise à la bête. Au sol, il nous
regardait alternativement, l’Indien et moi, quand tout à coup il bondit sur mon
compagnon. Je le tirai au vol, si je puis dire. Cette fois il tomba. Mais il
avait vendu sa peau très cher, mon chien était très abîmé et j’eus grand’peine
à le guérir.
L’once (gato-onza).
— Deux ou trois fois
plus gros qu’un chat domestique, c’est, nous l’avons dit, une gracieuse petite
panthère. Marquée comme elle de belles taches noires et fauves sur fond clair,
ventre blanc et taches noires, la queue portant de beaux anneaux noirs et
blancs.
On le rencontre fréquemment dans le Chaco austral, dans les
forêts de québrachos rouges qui sont périodiquement inondées par les crues du Parana,
près des affluents de ce grand fleuve. Ce félin paraît, en effet, affectionner
les rives, où il peut rencontrer du gibier d’eau, à plumes ou à poil ; les
myopothames, voisins des castors, paraissent l’intéresser, ainsi que tous les
oiseaux.
Caché la journée au sein des forêts, sur les arbres ou dans
les endroits difficiles d’accès, on le voit rarement. La nuit, il se met en
chasse et ne craint pas de s’approcher des campements, où il commet des
larcins. Il ne s’apprivoise guère, même capturé petit.
Lors de la construction de la ligne de la Sabana à Barranquéras,
région voisine du Paraguay, nous avons eu très souvent l’occasion d’en capturer
au piège. Celui-ci était constitué par une caisse munie d’une trappe reliée à
un appât. Le tout était dissimulé sous des branchages. L’appât consistait en un
carancho (2), une poule ou un gibier d’eau mort ou vivant.
Mis en cage, l’once reste toujours agressif ; j’ai
toutefois été témoin, à Resistencia, d’un fait curieux. Nous avions un de ces
animaux dans une cage au fond d’un jardin ; personne ne pouvait en
approcher sans qu’il se fâche. Or il y avait dans la maison un jeune ménage
avec un bébé de deux ans. Un jour, celui-ci échappa à la surveillance et fut
retrouvé une main dans la cage de la bête, cherchant à caresser celle-ci qui
paraissait plutôt lui témoigner de l’amitié.
J’ai assisté à la même époque, dans un endroit où devait
ultérieurement se construire la gare de Charadaï, à une scène extraordinaire.
La région était encore sillonnée d’Indiens chasseurs
essentiellement nomades et vivant à l’état presque sauvage. Ils étaient armés
d’arcs et de flèches dont ils se servaient d’une façon remarquable. Avec un
jeune collègue, nous chevauchions dans la picada (3) récemment
ouverte dans la forêt de québrachos rouges, lorsque nous rencontrâmes deux Indiens,
également à cheval et suivis de leur bande de chiens. De ces chiens, sans races
bien définies, dont nous n’aurions pas donné un sou, mais qui sont cependant
des chiens de chasse incomparables.
Nous venions à peine de les dépasser, lorsque leur meute entoura
un buisson voisin. Les deux Indiens mirent pied à terre, l’un d’eux détacha de
sa selle un mince lasso de cuir, l’autre, de deux coups de machette, coupa une
branche dont il se fit une fourche ; tous deux s’avancèrent tranquillement
vers le buisson où les chiens, sans nul doute, étaient aux prises avec un
gibier qui paraissait quelque peu coriace. Cinq minutes plus tard, les deux
hommes tiraient chacun de leur côté sur une forme allongée ficelée comme un
saucisson. C’était un superbe once qui se débattait. Ils l’étirèrent sur la
croupe d’un de leurs chevaux et, lorsqu’il y fut solidement fixé, remontèrent
en selle le plus naturellement du monde et continuèrent leur chemin.
Bien des années se sont écoulées depuis lors et cependant,
lorsque je pense à cette scène, il me semble encore entendre cette magnifique
bête, épuisée par la lutte et la chaleur, râlant sur la croupe de ce cheval.
Léon VUILLAME.
(1) Caroubier.
(2) Charognard très répandu en Amérique du Sud.
(3) Tranchée dans la forêt.
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