Accueil  > Années 1948 et 1949  > N°625 Mars 1949  > Page 342 Tous droits réservés


Le « CHASSEUR FRANÇAIS » sollicite la collaboration de ses abonnés
et se fait un plaisir de publier les articles intéressants qui lui sont adressés.

La grande peur

Ce soir-là, nous étions arrivés à la nuit tombante au chalet, un toit croulant sur quatre murs de pierres sèches, une tanière enfumée évacuée par les bergers, descendus depuis deux semaines vers les vallées avec leurs vaches. Pendant cinq mois, les cloches avaient carillonné dans la clairière, soir et matin, au départ pour le pâturage comme au retour, avec l’aboiement des chiens, les cris en patois du petit garçon courant après les génissons, et le chalet, au milieu des sapins, avait été comme un centre d’agitation et de bruit, au milieu de l’alpage et de la forêt. Tout le jour le fromager coupait son bois à la hache, à coups secs qui sonnaient dans le silence, et la fumée qui s’échappait à travers les fentes du toit, en l’absence de cheminée, signalait au loin que le chalet était habité.

Maintenant, c’était le calme immense, en face du glacier, au sommet des grands bois, et seul le torrent inlassablement chantait parmi les pierres, sous le ciel vide où ne passait que la migration continuelle des grosses grives de montagne, glissant sans fin de sapin en sapin.

En poussant la porte, j’avais mis le pied dans une seille pleine d’eau — la plaisanterie traditionnelle, dont j’aurais pourtant dû me méfier. Le dernier occupant avait dû jubiler en tendant ce traquenard au premier imbécile qui entrerait. Ensuite, il était descendu au village, la conscience nette. En un instant, j’eus retrouvé le logis familier, la table luisante d’usage, les trois tabourets, les quatre assiettes ébréchées et la marmite de fonte. Dans le grenier, un tas de fagots et de bûches occupait la moitié de la place, le reste étant jonché d’une mince couche de foin brisé en menus morceaux. Quand on faisait silence, on entendait dans le noir gratter des souris.

Mon sac sur la table, ma carabine à un clou, un bout de bougie fiché dans un goulot de bouteille, et je m’occupai à faire la soupe : quand mes deux camarades allaient arriver, je savais trop quel serait leur appétit. Faire la soupe, en pays savoyard, consiste à faire revenir au fond d’une grande marmite deux grosses poignées d’oignons avec un fort morceau de beurre. Une fois le tout bien roussi, on y précipite une cruche d’eau, du lard, du sel, des pommes de terre coupées en « taillons », quelques poireaux et carottes, cinq ou six Oxo, deux ou trois Maggi, un fond de sac en papier plein de petites pâtes, et une livre de « tome » râpée au couteau. La tome est un fromage bien spécial, gras et onctueux quand il est jeune, mais qui n’est bon pour la soupe qu’au bout d’un an — certains disent deux ou trois ans — lorsqu’il est devenu jaune, rance et dur comme du granit. Avec tout cela — et bien d’autres choses encore — on fait une soupe de chasseurs, où l’on coupe la moitié d’un pain. En plaine, chacun éclaterait au bout de deux assiettes de ce mortier bouillant, mais là-haut on en mange ... tant qu’il y en a dans la vaste marmite. C’est la première chose chaude depuis le café de trois heures du matin, et nous avons passé plus de douze heures dans la neige, ou sur des arêtes où le vent hurlait, glacé.

Après, il y aura du rôti froid, des œufs durs, le lard fumant de la soupe, des champignons cueillis en descendant la forêt et une pleine gamelle de framboises et d’airelles. Et du fromage, bien entendu. La chasse en montagne s’accommode mal du dirigisme et de ses restrictions.

Ainsi je songeais, en regardant la flamme dansante, lorsque mes deux amis sont arrivés, circulant au milieu des pierres et des embûches du chemin avec toute l’assurance de leurs gros souliers ferrés. Et puis, gens du village d’en bas, ils connaissent ces sentiers comme l’escalier de leur grand’mère. Un quart d’heure après, nous étions en pleine action, vidant le chaudron avec une fureur toujours accrue, et faisant descendre le souper à grandes lampées de la boisson montagnarde par excellence, celle dont les guides et braconniers remplissent leur gourde pour couper l’eau, et qui se fait par moitié avec du thé très fort, très sucré, presque noir, et du vin rouge d’Algérie à 14°. Là-dessus, les fumeurs tirèrent leurs pipes et se mirent à « en bourrer une ». Pour ma part, je ne fume pas, ce qui m’a valu des amitiés débordantes au temps de la carte de tabac. Puis chacun fit : « Ah ! » en allongeant ses jambes, et je commençai à délacer mes brodequins à ailes de mouches pour enfiler mes inséparables pantoufles ... C’est alors que le premier cri creva la nuit, horrible, cri de femme ou d’enfant qu’on égorge, qui nous fit inconsciemment serrer les dents et regarder du côté de nos armes.

Nous nous étions tus et nous écoutions. Sur une poutre, la souris rongeait du bois. Une seconde fois la plainte monta, derrière la forêt, de l’autre côté du torrent, et je me hâtai de renouer mes chaussures. Mottet était sorti sur le seuil et, par la porte ouverte, le gel entrait avec la nuit. Le cri affreux s’éleva à nouveau, d’abord un gémissement, puis un sanglot horrible qui sonnait à tous les échos des parois de rocs, du côté de l’Aiguille Noire, et qui nous fit à nouveau tressaillir.

« Un idiot qui s’est jeté en bas dans l’à-pic. Il aura suivi le sentier jusqu’aux trois mélèzes ... »

Du coup, j’eus peur. Les trois mélèzes sont accrochés dans la mousse et les broussailles, au sommet d’un mur de roche d’une trentaine de mètres, coupé de quelques barres herbeuses. Une piste de bûcherons, en effet, va jusqu’à ces arbres et s’arrête court, si bien que l’on reste un pied dans le vide. À la nuit, pour un étranger, c’est un piège redoutable et presque sûrement mortel.

La plainte recommençant, chacun de nous s’ébranla. De la poche de mon sac, je tirai la boîte où je garde quelques bandes, une pince à épines et un flacon d’eau oxygénée. Mottet empoigna sa corde, son frère Louis son piolet et une lampe électrique, et, à grandes enjambées, nous filâmes sous bois. Louis n’avait pas allumé, confiant dans le clair de lune qui trompe moins que les lampes, qui exagèrent les reliefs du sol. Tous trois, nous courions presque sous les sapins, butant aux pierres et aux racines, descendant vers le torrent qui grondait plus fort. Une fois encore le cri s’éleva, étouffé par l’épaisseur du sous-bois, et soudain ce furent les grandes pierres bordant l’eau blanche et bondissante. À gué, jusqu’aux genoux, et sitôt de l’autre côté nous attaquions la pente quand le sanglot sinistre s’éleva, plus proche, à notre gauche, finissant en une sorte de lamentable éclat de rire. Cette fois, j’étais rassuré, j’avais compris. Mais les frères Mottet n’avaient point identifié le « sinistré », ils allaient à fond de train, comme seuls marchent les montagnards en caravane de secours, comme rament les marins du bateau de sauvetage. Ils me devançaient maintenant de vingt mètres, puis de cinquante, sur la rampe d’éboulis, où je voyais par instant l’étincelle arrachée par leurs clous à une pierre. Je montais maintenant sans me presser.

Quand je les rejoignis, ils avaient exploré tout le bas de la muraille, sans rien trouver, et avaient éclairé du jet blanc de la lampe tous les sapins et les ressauts de la paroi. La voix déchirante s’était tue. Longtemps je les entendis marcher en grommelant, furieux, enragés devant un problème trop fort pour eux. Enfin, leur mauvaise humeur se tourna vers moi.

J’étais assis tranquillement devant une fissure de rocher où déjà, à deux reprises, j’étais certain d’avoir vu bouger quelque chose. Ils arrivèrent enfin, découragés, sacrant comme des païens et me traitant de toutes sortes de noms.

— Tu pourrais au moins nous aider, gros fainéant, au lieu de rester là comme une andouille, pendant que de pauvres gens agonisent.

— On n’entend plus rien.

— C’est que le bonhomme est mort. Nous le retrouverons au matin.

— Le bonhomme ou la bonne femme. C’était trop aigu pour une voix d’homme.

Sans répondre, je tendis la main, tout en continuant à fixer derrière eux le fond de la fente rocheuse.

— Passe-moi la lampe ...

Et, sitôt le jet jailli, blanc et cru dans l’ombre, le cri fusa, épouvantable, à nous toucher, si affreux que Mottet se boucha les oreilles à deux mains en blêmissant, tandis que son frère levait son piolet comme pour fendre le crâne à un ours. Derrière eux, deux énormes yeux rouge-jonquille s’étaient allumés et clignotaient horriblement à la lumière.

— Le diable ! hurla Mottet ...

Et le grand duc, car c’en était un, ouvrit ses larges ailes brunes et beiges et s’enleva sans bruit, à nous toucher, de son vol lent et ramé, et s’en fut comme un oiseau de songe se percher à cent pas de là sur un arbre mort.

Mottet ne me dit rien, Louis non plus, tandis que nous rentrions au chalet glacé où le feu s’était éteint. Il ne fit qu’entrer, ressortit avec sa carabine, qu’il pointa vers le ciel clair pour voir si le guidon s’enlevait sur la clarté lunaire. Un quart d’heure après, comme l’eau du café commençait à chanter sur le feu rallumé, la détonation sèche d’un Mannlicher brisa le silence. Alors Louis, rallumant sa pipe, me dit simplement avec un large sourire :

— Il l’a eu !

Ce fut toute l’oraison funèbre du grand duc. Et cela semblait un cri de hibou.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°625 Mars 1949 Page 342