Ce soir-là, nous étions arrivés à la nuit tombante au
chalet, un toit croulant sur quatre murs de pierres sèches, une tanière enfumée
évacuée par les bergers, descendus depuis deux semaines vers les vallées avec
leurs vaches. Pendant cinq mois, les cloches avaient carillonné dans la
clairière, soir et matin, au départ pour le pâturage comme au retour, avec
l’aboiement des chiens, les cris en patois du petit garçon courant après les
génissons, et le chalet, au milieu des sapins, avait été comme un centre d’agitation
et de bruit, au milieu de l’alpage et de la forêt. Tout le jour le fromager
coupait son bois à la hache, à coups secs qui sonnaient dans le silence, et la
fumée qui s’échappait à travers les fentes du toit, en l’absence de cheminée,
signalait au loin que le chalet était habité.
Maintenant, c’était le calme immense, en face du glacier, au
sommet des grands bois, et seul le torrent inlassablement chantait parmi les
pierres, sous le ciel vide où ne passait que la migration continuelle des
grosses grives de montagne, glissant sans fin de sapin en sapin.
En poussant la porte, j’avais mis le pied dans une seille
pleine d’eau — la plaisanterie traditionnelle, dont j’aurais pourtant dû
me méfier. Le dernier occupant avait dû jubiler en tendant ce traquenard au
premier imbécile qui entrerait. Ensuite, il était descendu au village, la
conscience nette. En un instant, j’eus retrouvé le logis familier, la table
luisante d’usage, les trois tabourets, les quatre assiettes ébréchées et la
marmite de fonte. Dans le grenier, un tas de fagots et de bûches occupait la
moitié de la place, le reste étant jonché d’une mince couche de foin brisé en
menus morceaux. Quand on faisait silence, on entendait dans le noir gratter des
souris.
Mon sac sur la table, ma carabine à un clou, un bout de
bougie fiché dans un goulot de bouteille, et je m’occupai à faire la
soupe : quand mes deux camarades allaient arriver, je savais trop quel
serait leur appétit. Faire la soupe, en pays savoyard, consiste à faire revenir
au fond d’une grande marmite deux grosses poignées d’oignons avec un fort
morceau de beurre. Une fois le tout bien roussi, on y précipite une cruche
d’eau, du lard, du sel, des pommes de terre coupées en « taillons »,
quelques poireaux et carottes, cinq ou six Oxo, deux ou trois Maggi, un fond de
sac en papier plein de petites pâtes, et une livre de « tome » râpée
au couteau. La tome est un fromage bien spécial, gras et onctueux quand il est
jeune, mais qui n’est bon pour la soupe qu’au bout d’un an — certains
disent deux ou trois ans — lorsqu’il est devenu jaune, rance et dur comme
du granit. Avec tout cela — et bien d’autres choses encore — on fait
une soupe de chasseurs, où l’on coupe la moitié d’un pain. En plaine, chacun
éclaterait au bout de deux assiettes de ce mortier bouillant, mais là-haut on
en mange ... tant qu’il y en a dans la vaste marmite. C’est la première
chose chaude depuis le café de trois heures du matin, et nous avons passé plus
de douze heures dans la neige, ou sur des arêtes où le vent hurlait, glacé.
Après, il y aura du rôti froid, des œufs durs, le lard
fumant de la soupe, des champignons cueillis en descendant la forêt et une
pleine gamelle de framboises et d’airelles. Et du fromage, bien entendu. La
chasse en montagne s’accommode mal du dirigisme et de ses restrictions.
Ainsi je songeais, en regardant la flamme dansante, lorsque
mes deux amis sont arrivés, circulant au milieu des pierres et des embûches du
chemin avec toute l’assurance de leurs gros souliers ferrés. Et puis, gens du
village d’en bas, ils connaissent ces sentiers comme l’escalier de leur
grand’mère. Un quart d’heure après, nous étions en pleine action, vidant le
chaudron avec une fureur toujours accrue, et faisant descendre le souper à
grandes lampées de la boisson montagnarde par excellence, celle dont les guides
et braconniers remplissent leur gourde pour couper l’eau, et qui se fait par
moitié avec du thé très fort, très sucré, presque noir, et du vin rouge
d’Algérie à 14°. Là-dessus, les fumeurs tirèrent leurs pipes et se mirent à « en
bourrer une ». Pour ma part, je ne fume pas, ce qui m’a valu des amitiés
débordantes au temps de la carte de tabac. Puis chacun fit : « Ah ! »
en allongeant ses jambes, et je commençai à délacer mes brodequins à ailes de
mouches pour enfiler mes inséparables pantoufles ... C’est alors que le
premier cri creva la nuit, horrible, cri de femme ou d’enfant qu’on égorge, qui
nous fit inconsciemment serrer les dents et regarder du côté de nos armes.
Nous nous étions tus et nous écoutions. Sur une poutre, la
souris rongeait du bois. Une seconde fois la plainte monta, derrière la forêt,
de l’autre côté du torrent, et je me hâtai de renouer mes chaussures. Mottet
était sorti sur le seuil et, par la porte ouverte, le gel entrait avec la nuit.
Le cri affreux s’éleva à nouveau, d’abord un gémissement, puis un sanglot
horrible qui sonnait à tous les échos des parois de rocs, du côté de l’Aiguille
Noire, et qui nous fit à nouveau tressaillir.
« Un idiot qui s’est jeté en bas dans l’à-pic. Il aura
suivi le sentier jusqu’aux trois mélèzes ... »
Du coup, j’eus peur. Les trois mélèzes sont accrochés dans
la mousse et les broussailles, au sommet d’un mur de roche d’une trentaine de
mètres, coupé de quelques barres herbeuses. Une piste de bûcherons, en effet,
va jusqu’à ces arbres et s’arrête court, si bien que l’on reste un pied dans le
vide. À la nuit, pour un étranger, c’est un piège redoutable et presque
sûrement mortel.
La plainte recommençant, chacun de nous s’ébranla. De la
poche de mon sac, je tirai la boîte où je garde quelques bandes, une pince à
épines et un flacon d’eau oxygénée. Mottet empoigna sa corde, son frère Louis
son piolet et une lampe électrique, et, à grandes enjambées, nous filâmes sous
bois. Louis n’avait pas allumé, confiant dans le clair de lune qui trompe moins
que les lampes, qui exagèrent les reliefs du sol. Tous trois, nous courions
presque sous les sapins, butant aux pierres et aux racines, descendant vers le
torrent qui grondait plus fort. Une fois encore le cri s’éleva, étouffé par
l’épaisseur du sous-bois, et soudain ce furent les grandes pierres bordant
l’eau blanche et bondissante. À gué, jusqu’aux genoux, et sitôt de l’autre côté
nous attaquions la pente quand le sanglot sinistre s’éleva, plus proche, à
notre gauche, finissant en une sorte de lamentable éclat de rire. Cette fois,
j’étais rassuré, j’avais compris. Mais les frères Mottet n’avaient point
identifié le « sinistré », ils allaient à fond de train, comme seuls
marchent les montagnards en caravane de secours, comme rament les marins du bateau
de sauvetage. Ils me devançaient maintenant de vingt mètres, puis de cinquante,
sur la rampe d’éboulis, où je voyais par instant l’étincelle arrachée par leurs
clous à une pierre. Je montais maintenant sans me presser.
Quand je les rejoignis, ils avaient exploré tout le bas de
la muraille, sans rien trouver, et avaient éclairé du jet blanc de la lampe
tous les sapins et les ressauts de la paroi. La voix déchirante s’était tue.
Longtemps je les entendis marcher en grommelant, furieux, enragés devant un
problème trop fort pour eux. Enfin, leur mauvaise humeur se tourna vers moi.
J’étais assis tranquillement devant une fissure de rocher où
déjà, à deux reprises, j’étais certain d’avoir vu bouger quelque chose. Ils
arrivèrent enfin, découragés, sacrant comme des païens et me traitant de toutes
sortes de noms.
— Tu pourrais au moins nous aider, gros fainéant, au
lieu de rester là comme une andouille, pendant que de pauvres gens agonisent.
— On n’entend plus rien.
— C’est que le bonhomme est mort. Nous le retrouverons
au matin.
— Le bonhomme ou la bonne femme. C’était trop aigu pour
une voix d’homme.
Sans répondre, je tendis la main, tout en continuant à fixer
derrière eux le fond de la fente rocheuse.
— Passe-moi la lampe ...
Et, sitôt le jet jailli, blanc et cru dans l’ombre, le cri
fusa, épouvantable, à nous toucher, si affreux que Mottet se boucha les
oreilles à deux mains en blêmissant, tandis que son frère levait son piolet
comme pour fendre le crâne à un ours. Derrière eux, deux énormes yeux rouge-jonquille
s’étaient allumés et clignotaient horriblement à la lumière.
— Le diable ! hurla Mottet ...
Et le grand duc, car c’en était un, ouvrit ses larges ailes
brunes et beiges et s’enleva sans bruit, à nous toucher, de son vol lent et
ramé, et s’en fut comme un oiseau de songe se percher à cent pas de là sur un
arbre mort.
Mottet ne me dit rien, Louis non plus, tandis que nous
rentrions au chalet glacé où le feu s’était éteint. Il ne fit qu’entrer,
ressortit avec sa carabine, qu’il pointa vers le ciel clair pour voir si le
guidon s’enlevait sur la clarté lunaire. Un quart d’heure après, comme l’eau du
café commençait à chanter sur le feu rallumé, la détonation sèche d’un Mannlicher
brisa le silence. Alors Louis, rallumant sa pipe, me dit simplement avec un
large sourire :
— Il l’a eu !
Ce fut toute l’oraison funèbre du grand duc. Et cela
semblait un cri de hibou.
Pierre MÉLON.
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